« L’accord » signé par l’Eurogroupe après des mois de négociation avec la Grèce a agi comme un révélateur. Quelques soient les responsabilités des uns et des autres dans la situation sociale, économique et administrative de la Grèce à ce moment-là, un tel coup de force, totalement contradictoire avec la tradition de négociation européenne ne peut que laisser des traces profondes dans son histoire.
On peut en effet faire quelques constatations :
- cet accord est d’une brutalité insoutenable pour un peuple déjà meurtri par des années de plans d’austérité et très affaibli au plan économique
- il est irréaliste : les mesures demandées vont aggraver la récession en cours et bien sûr la capacité de l’Etat Grec à rembourser sa dette
- il demande au gouvernement grec actuel de faire en quelques semaines des réformes, discutables, que les pays européens mettent des années à faire dans le meilleur des cas
- il le met de fait sous tutelle
- il a été obtenu grâce à la réduction de l’accès aux liquidités des banques (due à la BCE) et au contrôle des capitaux qui a mis l’économie au bord de l’asphyxie (nombre de PME sont au bord du dépôt de bilan ne pouvant s’approvisionner pour des achats courants et indispensables pour leur survie) et obligé Alexis Tsipras à signer
- Alexis Tsipras s’était enlevé toute marge de manœuvre en faisant savoir qu’il n’envisageait en aucun cas la sortie de l’Euro (parce qu’il n’avait pas de majorité pour le faire au sein de Syriza) et plus précisément en refusant l’ alternative monétaire (le « plan B » ) que préparait Yanis Varoufakis.
Les interprétations sur les intentions allemandes (patrons manifestes de l’Europe) font florès. Les plus évidentes sont les suivantes :
- une volonté de punir voire d’humilier le gouvernement grec et de faire comprendre aux opinions espagnoles, italiennes et françaises que l’espoir suscité par l’élection d’Alexis Tsipras (indépendamment d’ailleurs de sa couleur politique) était entièrement infondé : there is no alternative , TINA !
- un souhait de faire sortir la Grèce de l’Euro (souhait exprimé publiquement par le ministre des finances allemand Wolfgang Schaüble, mais sans doute éprouvé par de nombreux citoyens allemands et européens) alors que les traités ne donnent pas de cadre juridique à cette sortie ; le meilleur moyen est donc de rendre la vie impossible aux grecs, ce qui va se passer dans les prochains mois.
La fin du rêve européen ?
Quoi qu’il en soit, cet accord et la négociation qui l’a précédé me semblent montrer clairement l’impossibilité de modifier par la seule discussion rationnelle avec nos voisins allemands le cœur de la gouvernance actuelle de la zone Euro. Est-ce une vraie surprise ?
Deux précédents au moins auraient pu servir de révélateurs :
- le remplacement de Silvio Berlusconi en novembre 2011 par un « technicien » Mario Monti,
- le chantage de la BCE à la fermeture du robinet lors de la crise chypriote pour imposer une mesure « souhaitée » par la Troika que le parlement ne votait pas.
Mais Silvio Berlusconi était trop décrédibilisé pour que son élimination émeuve les foules ; quant à Chypre, son économie hyper financiarisée de type paradis fiscal, favorable aux russes fortunés ne poussait pas à la compassion, sans compter que sa petite taille (un peu plus d’un million d’ habitants) pouvait faire passer son « traitement » par la Troïka comme exceptionnel.
Le cas de la Grèce est encore considéré par certains de nos concitoyens comme « hors-norme », du fait de la désastreuse réputation de son administration et de la difficulté des citoyens à payer l’impôt. Il s’agit là d’une dangereuse illusion. Yanis Varoufakis a raison de dire que « Paris est la destination finale de la Troïka » . Et Romaric Godin, l’excellent analyste de la saga grecque (Rédacteur en chef adjoint Economie à La Tribune) a raison d’affirmer qu’il n’y a en fait aucun désaccord entre Berlin et Paris.
Il est essentiel d’entendre ce que nous dit cette terrible « négociation ». Les totems « ordo-libéraux » sont sacrés, intangibles (voir la série de posts sur le dogme) : équilibre budgétaire à assurer, dette publique à limiter, monnaie sous contrôle exclusif de la BCE, imposant une politique déflationniste de fait (son mandat visant en priorité la lutte contre l’inflation) et surtout ayant le pouvoir d’imposer le programme de la Troïka à un gouvernement élu démocratiquement ou de l’abattre.
Ces totems sont d’autant plus adorés qu’ils protègent l’épargne des plus riches et s’accompagnent de mesures présentés comme incontournables : flexibilisation du marché du travail, aggravation de la mise en concurrence de tous contre tous, ouverture accrue de l’Europe à la compétition internationale (avec le TAFTA)…qui là aussi ne profitent qu’aux plus aisés (les « nomades » comme le montre Pierre-Noël Giraud).
Cet idéal étroitement comptable (Stéphane Foucart rappelle à juste titre que la dette allemande surpasse la dette grecque si on prend en considération les impacts écologiques) auquel se ramène finalement l’actuel projet européen, camoufle de plus en plus mal un projet politique à l’opposé des valeurs européennes. Il est évidemment sans aucun souffle et sans aucune capacité d’attraction pour les jeunes générations, qui sont confrontés à taux de chômage colossal, à des menaces de toutes sortes et se sentent privés d’avenir alors que leur présent est sombre.
L ‘Europe s’enfonce dans le délire. Si ce n’est clairement analysé c’est évidemment ressenti par ceux de nos compatriotes qui vont se réfugier dans le vote Front National ou l’abstention. Mais la majorité d’entre nous sommes comme anesthésiés. Probablement du fait de la conjonction d’une montée angoissante des périls (du changement climatique à la menace islamiste en passant par le conflit avec la Russie), d’un contrôle de plus en plus étroit des medias et d’un consumérisme tentant pour une société de plus en plus déstructurée et individualiste. Tentant mais anesthésiant : la consommation qu’elle soit matérielle ou « immatérielle » (la navigation sur Internet ou la plongée dans les programmes de télé) fait oublier la réalité.
Sortir de l’Euro ou changer le mode de gestion de l’Euro ?
Alexis Tsipras s’est heurté au refus d’une large majorité du peuple grec de sortir de l’Euro, qui semble assez partagé par l’opinion publique française. C’est ce que nous rappelle Jean Gadrey dans une série de posts consacrés à tuer l’ idée que la solution consiste à sortir de l’Euro.
Si en effet il semble aujourd’hui impossible de sortir démocratiquement de l’Euro, il est plus que jamais nécessaire de construire une alternative à la gestion actuelle de l’Euro. Mais sous condition de ne pas oublier que :
- les bases de la construction actuelle de l’Euro, les « totems » rappelés ci-dessus, ne sont pas négociables avec les dirigeants allemands,
- le nerf de la guerre c’est la monnaie, comme l’a montré la BCE dans les cas chypriote et grec.
Il m’apparaît maintenant complètement illusoire de croire qu’il sera possible de faire évoluer l’euro en dehors d’une période de crise majeure subie ou organisée. Il est donc impératif de préparer un nécessaire rapport de forces pour imposer ce nouveau mode de gestion de l’Euro dans une crise organisée. Et ce rapport de forces ne pourra pas s’installer tant que l’alimentation en monnaie appartiendra irrévocablement à la BCE.
Tout plan B passe donc nécessairement par une alternative monétaire. Un dispositif dit « Euro monnaie commune » (voir http://www.chomage-et-monnaie.org/2010/02/17/fiche-n-13-une-monnaie-commune-comment-ca-marche/ et http://www.chomage-et-monnaie.org/2011/07/18/et-si-leuro-sombrait/) ou de monnaie complémentaire est donc stratégique. Il reste encore quelques mois pour étudier les solutions possibles, leurs avantages et inconvénients; ne pas le faire c’est se condamner et condamner l’Europe à continuer sa dérive dangereuse.
La France a la capacité de le faire ; et elle peut le faire car elle est évidemment incontournable en Europe.
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