Avec d’autres, je ne cesse de militer pour un vaste programme d’investissements, nécessaires pour permettre la transition écologique et financé par la création monétaire de la BCE. Je reviendrai dans un prochain post sur la question de l’effet de levier : peut-on générer 100 à partir de 10 de la BCE, et du coup limiter l’intervention de la BCE à quelques dizaines de milliards d’euros ?
Ce plan suscite la peur de l’inflation, au moment précis où le premier problème européen et français est précisément l’inverse. Il n’y a plus d’argent nulle part. Les collectivités territoriales n’arrivent plus à emprunter et, par conséquent, paient de plus en plus mal leurs fournisseurs. L’Etat pousse un grand soupir de soulagement quand il arrive à placer sa dette. Les entreprises ont de plus en plus de mal à trouver des prêts bancaires. L’immobilier souffre aussi d’une attitude de plus en plus « sélective » des banques.
Bref, nous sommes dans une situation de « trappe à liquidités [1]» dont la sortie est précisément l’injection massive de liquidités de la part de la banque centrale, sur des projets « intelligents ». Le financement de la transition écologique résoud donc le problème numéro 1 de l’économie. Miracle ? Ou illusion ? Revenons donc sur le diagnostic de « trappes à liquidité » en suivant pas à pas Gaël Giraud, le codirecteur du livre « 20 propositions pour réformer le capitalisme » et connu de nos lecteurs.
La trappe à liquidité, de quoi s’agit-il ?
Avant d’être un « état » de l’économie, la trappe est le résultat d’une histoire. Laquelle fait intervenir l’un des deux scenarii suivants[2]
1/ une économie où les agents sont « très endettés » (comme le sont les économies occidentales aujourd’hui) s’engage logiquement dans un mécanisme de désendettement : tout le monde vend des actifs pour récupérer du cash, en vue de payer ses échéances de dette. Ces ventes massives exercent une pression à la baisse du prix des actifs. La baisse générale des prix provoque un renchérissement de la valeur nominale des dettes. Si la baisse des prix d’actifs est plus rapide que le désendettement des acteurs les plus lourdement endettés, une spirale perverse peut s’enclencher : plus on se désendette, plus le poids de la dette augmente… Le processus peut faire intervenir le jeu de la devise nationale (laquelle s’effondre du fait de la récession induite par le désendettement, provoquant à son tour un renchérissement du poids des dettes libellées dans des devises étrangères) : c’est ce qui s’est passé en Indonésie en 1998 ou en Argentine en 2002, par exemple.
2/ Même quand la spirale précédente ne se met pas en marche, le processus de désendettement provoque un transfert de richesses[3] : typiquement, s’il y a des acteurs très endettés, c’est qu’ils ont emprunté à d’autres (leurs créanciers). Cela veut dire qu’au cours de la phase haussière du cycle du levier[4] qui a précédé la phase baissière de désendettement, les plus optimistes se sont endettés pour réaliser leurs opérations. Ce sont eux qui pilotent les prix des actifs sur les grandes enchères internationales que sont les marchés financiers parce qu’ils sont prêts à acheter à des prix qui reflètent leur optimisme. Une fois la panique survenue, ils cherchent à se désendetter, ce qui revient à transférer leur richesse vers ceux qui leur ont prêté et qui sont, en moyenne, plus « pessimistes » (sinon, dans l’étape précédente, ils auraient emprunté au lieu de prêter). Pour ces créanciers pessimistes, les actifs valent moins que ce que croyaient les acheteurs par beau temps. Du coup, ceux qui s’enrichissent grâce au processus de désendettement (les prêteurs qui récupèrent leurs créances) ne sont plus prêts à acheter au même prix que leurs prédécesseurs, mais à un prix significativement inférieur. Du coup, les prix d’actifs baissent.
Le plancher des taux d’intérêt
Personne ne conteste que l’Europe, les Etats-Unis et le Japon soient globalement dans cette phase baissière de désendettement (privé et public). Le débat se situe autour de la question de savoir si cela peut mener à une trappe à liquidité. A l’issue de l’un des deux scénarii précédents, la trappe est le phénomène suivant : pour réduire le poids des dettes, la Banque Centrale peut chercher à réduire le taux d’intérêt directeur que, pour simplifier, on peut assimiler au taux d’emprunt auquel tout le monde fait face. Ce taux nominal se heurte à un plancher : 0%. Il ne peut pas être négatif… Si les acteurs économiques sont convaincus que les prix ne grimperont pas demain, ils absorbent les liquidités injectées à taux nul par la Banque Centrale et n’en font rien d’autre, pour ceux qui ont des dettes, que de rembourser leurs traites. Les encaisses des créanciers gonflent mais ne sont pas investies dans l’économie réelle. Pourquoi ? Parce que les créanciers eux-mêmes attendent la fin du processus pour acheter (ils savent bien que les prix baissent). Tout le monde attend, donc, que le processus de désendettement touche le fond. Sauf qu’à cause de 1/ et 2/, il peut ne pas s’arrêter. Dans ce cas, l’argent prêté par la Banque Centrale lui reviendra à échéance du prêt, sans avoir irrigué l’économie. La Banque Centrale peut bien continuer à jeter de l’argent depuis son hélicoptère, cela ne sert plus à rien. C’est exactement dans ce piège que le Japon est enlisé depuis presque vingt ans.
Le jubilé[5] ou bûcher des dettes : une vraie solution économique
Fondamentalement, ce qui permet d’en sortir, c’est le changement de point de vue d’une masse critique de créanciers qui anticipent que les prix vont monter. Autre « sortie du tunnel » possible : une masse critique de débiteurs renoncent à rembourser leurs dettes. A la suite de quoi, les uns comme les autres se remettent à produire et acheter. C’est pour cette raison que, n’en déplaise aux créanciers, l’annulation des dettes est un bon moyen de permettre à une économie de ne pas se désintégrer (comme le fait la société grecque en ce moment). A ceux qui sont scandalisés par l’idée qu’une dette ne soit remboursée, rappelons que les banques commerciales créent la plus grande part de la monnaie qu’elles prêtent. Créer cette monnaie ne leur coûte (presque) rien. Lorsque la société des débiteurs est au bord de l’implosion, est-ce donc si immoral de renoncer à rembourser un argent qui n’a (presque) rien coûté à personne ?
La trappe, ça se prouve comment ?
Comment peut-on détecter empiriquement une trappe à liquidité ? Il y a un faisceau de variables qui, en convergeant, donnent une bonne présomption (et peut-on espérer davantage que de solides présomptions, en économie[6], sur ce type de sujet ?)
a/ l’économie concernée est bel et bien dans un processus de désendettement massif;
b/ les prix de certains actifs, autrefois en hausse très rapide, connaissent (ou ont connu) une chute brutale. C’est un symptôme du fait que le mécanisme 1/ était à l’oeuvre.
c/ la croissance du PIB est en berne
d/ les enquêtes sur le « moral » des troupes indiquent que tout le monde est très pessimiste sur l’avenir ;
e/ le taux de la Banque Centrale touche son plancher. C’est l’élément clef : celui de la Federal Reserve[7] aux Etats-Unis et des Banques Centrales du Royaume-Uni et du Japon est nul. Celui de l’eurozone est très faible (1% à 3 ans) : si l’on tient compte de l’inflation, le taux réel européen est nul, sinon négatif.
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f/ l’argent injecté par les Banques Centrales n’irrigue pas l’économie : c’est assez clair pour les centaines, voire milliers, de milliards que la BCE accorde aux banques commerciales depuis 2008. Les banques elles-mêmes sont engagées dans un long processus de recapitalisation (à cause de la chute du prix des actifs dans leurs bilans) et se contentent d’absorber la liquidité sans la prêter à l’économie réelle. Le circuit « à la japonaise » qui est en train de se mettre en place entre la BCE, les banques et les Etats européens : la monnaie se meut en circuit fermé entre la BCE, les banques et les Etats sans irriguer l’économie réelle.
Rappel sur le circuit « à la japonaise »[8]
La BCE rachète aux banques commerciales les titres de dette publique dont ces dernières ne veulent plus par crainte d’avoir à assumer le défaut souverain d’un Etat. Ce faisant, la BCE dégrade considérablement la qualité des actifs à son bilan et injecte de l’argent frais dans le bilan des banques de second rang. Cette monnaie est immédiatement “pompée” vers la BCE qui l’emprunte aux banques privées (moyennant un taux d’intérêt !). En somme, la BCE échange les coupons des obligations d’Etat contre le taux qu’elle verse aux banques pour lui avoir prêté la liquidité qu’elle vient de leur donner… Liquidité qui ne passe jamais par la case “économie réelle”. Ce circuit est à peu près celui que la Banque Centrale du Japon a mis en place depuis des années. Dans le même temps, la BCE prête aussi des liquidités aux banques (prêt de 1000 milliards à 1% sur 3 ans en décembre 2011 et février 2012). Une partie de cet argent est immédiatement replacée par les banques en facilités de dépôt de bilan à la BCE. Le reste est investi en titres de dette publique “pourrie” (par exemple italienne) à 5% (sur 3 ans également), lesquels titres servent de collatéral à une partie du prêt de la BCE.
Deux issues possibles à ce mécanisme compliqué : dans 3 ans, si l’Etat italien n’a pas fait défaut, les banques auront perçu les coupons de la dette italienne déposée en pension à la BCE sous forme de collatéral, donc elles auront fait un « arbitrage » (un gain) de 4% — ce qui est énorme. En revanche, si l’Italie restructure sa dette, la valeur du collatéral déposé à la BCE deviendra probablement inférieure à celle de la partie du prêt de la BCE gagée sur les titres publics italiens. Les banques privées pourront alors renoncer à rembourser leur emprunt et laisser la BCE “saisir” leur collatéral. L’emprunt sera devenu un don gratuit d’argent frais et la BCE se sera transformé en gigantesque fond spéculatif truffé de titres “pourris”. On pourrait croire que, cette fois, de l’argent atterrit bel et bien dans l’économie réelle puisque les Etats en difficulté (l’Italie dans notre exemple) récupèrent cet argent. En réalité, une fraction majoritaire (80%?) de cette monnaie sert à rembourser les créances antérieures de l’Italie, i.e., est renvoyée dans les bilans des banques européennes, qui l’utilisent pour combler les trous noirs creusés dans leurs bilans par leur mauvaise gestion.
Le second volet de ce scénario (prêt collatéralisé) est actuellement nié par les banques, qui prétendent n’avoir pas acheté de dette italienne avec l’argent que leur a prêté la BCE en décembre. On veut bien les croire, sauf que : - à leur place, qui refuserait d’entrer dans un circuit qui rapporte 4% sur 3 ans dans le pire des cas et permet, dans tous les cas, aux banques de continuer à se débarrasser de leurs titres de dette « pourris » ? - même si elles le faisaient, les banques n’auraient pas intérêt à le dire, afin de n’avoir pas à se justifier de prêter à 5% de l’argent qu’elles ont emprunté à 1%. Qu’elles prétendent ne pas le faire ne fournit donc aucune information crédible.
Sans ce second volet, le premier atteindra vite sa limite : une fois que les banques auront vendu à la BCE la totalité de leurs titres publics, comment la BCE parviendra-t-elle à faire acheter les nouveaux titres sans monétiser (puisqu’elle refuse, pour l’instant, de monétiser et puisque les dettes publiques vont continuer d’augmenter du fait des plans d’austérité) ? Le seul moyen d’y parvenir ne consiste-t-il pas, justement, à prêter de l’argent aux banques pour qu’elles achètent de la dette publique ?
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Bref il me semble que le diagnostic est bien établi. Préfererons-nous mourir étouffés dans la trappe ou en sortir au prix, certes très élevé, de l’abandon de nos dogmes ?
Post initial de Gaël Giraud : http://financerlavenir.fnh.
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[1] Le terme est dû à l’économiste Keynes,
[2] Ou, éventuellement, les combine, selon les auteurs, Irving Fisher, Hyman Minsky, Richard Koo, Paul Krugman…
[3] John Geanakoplos, de Yale, a fourni la démonstration rigoureuse du phénomène. Voir http://cowles.econ.yale.edu/faculty/geanakoplos.htm
[4] Le cycle du levier c’est le fait qu’en période d ‘euphorie les banquiers prêtent facilement et permettent aux financiers de réaliser des opérations à très fort effet de levier et inversement quand l’avenir est sombre, à leurs yeux, ils se limitent à des opérations à effet de levier faible…
[5] L’idée jubilaire est issue de la tradition juive, et par suite, biblique, exprimée dans le Lévitique. Le jubilé consistait à organiser un nouveau partage tous les quarante neuf ans, suivi d’une année sans travaux agricoles. Il proclamait la libération des Hébreux qui avaient perdu leur statut d’hommes libres.
[6] L’économie est bien loin d’être une science exacte, même si elle manipule chiffres et modèles. Restons modeste !
[7] Songeons au plan de sauvetage des banques nord-américaines tenu secret par la Fed jusqu’en décembre dernier, et révélé par Bloomberg, au terme duquel la Banque Centrale américaine à prêté des centaines milliards aux banques au taux de 0,01% !
[8] Voir aussi le site de Paul Krugman : http://web.mit.edu/krugman/www/jpage.html
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