Anthropocène : peut-on concilier lucidité et optimisme ?

L’ampleur et l’étendue des  impacts sociaux et environnementaux présents et à venir de l’activité humaine sont écrasants pour le moral. La dépression ou le fatalisme peuvent saisir d’entrée de jeu celui ou celle qui ouvre les yeux.  Du coup certains préfèrent s’installer dans le déni sous une forme une autre : le diagnostic est mal fondé (climato-scepticisme), la technologie va nous sauver (techno-optimisme), pensons à autre chose (politique de l’autruche). Pour d’autres, la question ne se pose pas : c’est Dieu (ou toute autre manière de désigner un être supérieur et créateur) qui est à la manœuvre et soit nous condamne à  l’apocalypse soit va nous sauver. D’autres enfin se sentent tout simplement dépassés et se disent sans le moindre levier d’action sur le monde.
Il est clair que ces attitudes intérieures, plus moins justifiées par des faits et raisonnements, ont toutes l’immense inconvénient de conduire à l’inaction. Or s’il y a une seule certitude, c’est que l’inaction généralisée conduit inéluctablement à la catastrophe (Voir cet article qui synthétise le phénomène anthropocène). Sans corrections majeures de nos trajectoires socio-économiques, les inégalités sociales vont exploser et  nos écosystèmes vont s’effondrer. Or comment croire à la possibilité de ces corrections si chacun d’entre nous s’en sent impuissant ?
Peut-on pour autant être optimistes et acteurs du changement sans que ne ce soit qu’ une manière de faire face à l’angoisse et au désespoir ?

Qu’attendre de la COP21 ?

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Merci à Gérard Mathieu, dessinateur.

Ces attitudes défaitistes  se retrouvent, pour l’un des enjeux  majeurs de l’anthropocène, le changement climatique, dans les évaluations possibles de la COP21. Certains ne voient là qu’un spectacle coûteux et inutile, voire une gigantesque opération de publicité pour les multinationales qui l’ont sponsorisée ; d’autres anticipent un accord faible sans impact sur le dérèglement climatique et interprètent en termes politiques les évaluations plus positives. Le président de la République a besoin d’un succès international et il va donc expliquer à tous que cette COP21 en est un.
De mon côté je pense que cette COP21 et tous les travaux qu’elle a entraînés, tant dans sa préparation que dans celle des événements qui l’ont précédés et entourés, vont marquer notre histoire collective.

D’abord presque tous (au dernier pointage 184 sur 195) les pays du monde ont produit une « feuille de route » ( en anglais INDC, en français, contribution prévue déterminée au niveau national »). Certes, même à supposer que ces feuilles de route soient respectées, leur agrégation ne nous ramène pas sur une trajectoire 2°C. Mais d’une part la « messe n’est pas dite » (on peut faire mieux que ces trajectoires !). Mais surtout c’est la première fois dans l’histoire humaine que tous les pays du monde se livrent à cet exercice incroyable qui consiste tout simplement à réfléchir à la manière dont ils vont se passer d’énergie fossile et dont ils vont limiter leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) ! A ce stade la trajectoire qui résulte de l’agrégation de  ces efforts annoncés conduirait à un réchauffement de l’ordre de 3°C, ce qui est dans tous les cas très inférieur à ce que donnerait la poursuite de la tendance des émissions actuelles qui croissent de manière exponentielle.

On pourrait se dire que l’exercice arrive bien tard ; mais c’est sans tenir compte de son immense difficulté psychologique et technique.

De la même manière, il n’est pas impossible que les pays s’accordent à la COP21 sur un suivi international des émissions des dits GES, acceptation d’une forme d’ingérence dans leurs affaires. Là aussi une grande première !

Ensuite il est très probable qu’à Paris ou prochainement les pays  « du Nord » s’accordent sur des aides significatives aux pays les plus vulnérables (à hauteur de 100 milliards de dollars par an à partir de 2020) tant pour les aider à s’adapter au changement climatique (qui est inéluctable, tout l’enjeu des négociations étant d’en limiter l’ampleur) que pour utiliser des technologies qui les font passer rapidement à une économie bas-carbone et leur permettent d’atténuer leurs émissions sans se condamner à la pauvreté de manière irréversible. A nouveau, les montants peuvent être  considérés comme très insuffisants. Mais, s’ils sont là, ils auront un effet d’ entraînement et engendreront une dynamique vertueuse.

Enfin il est clair que la mobilisation des acteurs économiques et financiers  tant pour promouvoir des technologies bas-carbone, que pour orienter leurs investissements dans cette direction, que pour demander un prix au carbone, est à la fois réellement forte, récente (donc liée à la dynamique de la COP21) et très positive. Les Etats ne se lanceront dans la bataille (de la fiscalité ou des quotas) de manière volontariste et suffisamment puissante que s’ils perçoivent que les acteurs privés sont l’arme aux pieds.

Et plus généralement, sur quoi fonder un optimisme qui ne soit pas une croyance au Père Noël ?

Même si la COP21 est une réussite, elle n’est qu’un pas bien insuffisant  par rapport aux périls qu’affronte l’humanité dans la gigantesque crise actuelle. La biodiversité s’érode rapidement, les sols se désertifient, les océans se vident et s’acidifient. Les conditions de vie de larges parties d’une humanité qui continue à croître démographiquement deviennent intenables. Nos dirigeants semblent toujours aussi autistes : l’Europe continue à promouvoir une rigueur budgétaire au nom d’une obsession de la dette et du déficit, quitte à « achever » le peuple grec et à ne pas lancer les programmes d’investissement indispensables à la transition énergétique et écologique et à ne pas lancer l’indispensable plan  Marshall vital pour l’ Afrique. Elle préfère s’enfoncer dans le repli et construire des murailles ridicules devant des migrations qui ne vont que s’accroître massivement.
L’optimisme qui m’habite  repose sur d’autres facteurs. Contrairement  à ce qui est arrivé en 1347 en Europe, lors de l’épouvantable peste qui en 5 ans  a décimé le tiers ou la moitié des européens, sans que personne à l’époque n ‘en comprenne les causes ni ne sachent comment réagir, nous sommes incroyablement bien outillés pour éviter la tragédie annoncée :

  • nous connaissons les causes qui sont pour l’essentiel humaines des perturbations présentes et à venir de nos socio-écosystèmes (nous ne vivons pas une catastrophe naturelle)
  • nous disposons de travaux scientifiques très avancés pour anticiper l’avenir
  • nous expérimentons localement de nombreux modes d’organisation alternatifs
  • nous avons expérimenté de nombreux systèmes économiques (du collectivisme le plus strict au capitalisme le plus échevelé) et sommes capables de décrire dans ces grandes lignes ce que pourrait être un système économique convenablement régulé 
  • nous avons mis au point des technologies propres et bas-carbone, qui peuvent être  déployées assez rapidement (car leurs coûts sont maintenant maîtrisés)à grande échelle
  • nous avons montré plusieurs fois une réelle capacité à nous organiser mondialement face à des périls planétaires : que ce soit face au trou de l’ozone, par l’accord  de Montréal en 1987, ou assez régulièrement maintenant, avec l’OMS,  face aux risques d’épidémies mondiales
  • nous avons développé une culture individualiste : chacun d’entre nous tient à la vie et les comportements individuellement suicidaires, même s’ils sont tragiques, sont ultra-minoritaires 
  • plus profondément, chacun de nous peut donner un sens à son existence en se consacrant à un idéal qui le dépasse et  le contient (donc pas un idéal sacrificiel bien au contraire) : contribuer à « sauver » l’humanité, à la mettre sur une route de joie et de solidarité
  • l’espèce humaine est le fruit d’une histoire biologique vieille de milliards d’années qui a montré une capacité extraordinaire à s’adapter et à évoluer 
  • l’évolution a fini par accoucher de cet être unique, capable de conscience et de co-création à qui elle confie la suite de l’histoire ; pourquoi penser qu’il (que nous) ne ser(a) (ons) pas capables de faire naître cet avenir heureux auquel nous aspirons ?

Aucun de ces arguments ne convaincra sans doute celui qui se sent accablé à titre individuel ou collectif. Mais ils ont au moins le mérite de montrer que l’idée souvent reçue (le pessimisme de la raison et l’optimisme du cœur) n’est pas fondée. Il y a des raisons rationnelles à l’optimisme et des fondements irrationnels au pessimiste !

Pour conclure, faut-il de toutes façons être optimiste pour agir ? Guillaume d’Orange avait pour devise :
« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir  pour persévérer ».
Faisons  nôtre cette devise !

6 réponses à “Anthropocène : peut-on concilier lucidité et optimisme ?”

  1. Avatar de Didier Pouvreau
    Didier Pouvreau

    Intéressant de connaître un peu de l’homme qui se cache derrière l’économiste 😉

  2. Avatar de benoit
    benoit

    bel élan d’optimisme Alain, merci de partager ce cri du coeur !

    j’ajouterais qu’on a pas le choix mais qu’on se doit d’être optimistes, créatifs, enthousiastes et entreprenants : la plus grande pente qui attire l’humanité n’est pas très engageante, et les leviers pour faire bouger la trajectoire sont heureusement nombreux mais demanderont des efforts, de la constance, et sont des chemins exigeants.
    par contre la transformation individuelle qui me semble nécessaire est peut être un peu trop lente à advenir, non ?

    en tout cas merci !

  3. Avatar de Pierre Lanéry
    Pierre Lanéry

    Une sinon la première des conditions est de combattre l’égoïsme de chaque peuple, de chaque collectivité, de chaque classe sociale, de chacun !

  4. Avatar de Thierry Caminel
    Thierry Caminel

    Il est peu probable que les technologies bas carbones puissent être diffusee à grande échelle car leur EROI ‘tout compris’ est faible. Or dans un monde en contrainte énergétique, ça limite le taux de diffusion à une valeur donnée par le théorème de Pierce sur l’énergie cannibale.
    Il y a aussi tout un tas de contraintes physiques pour limiter ce taux.

    On est devant une baisse des excédents énergétiques par habitant sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Le fait qu’on ait pas la lucidité de le reconnaître ne me rend pas très optimiste. Ce qui n’empêche pas d’agir. Je fais mienne pour ma part cette citation de Paul Ehrlich:

    « Nous estimons que la probabilité d’éviter l’effondrement n’est que d’environ 10 %. Et nous pensons que, pour le bénéfice des générations futures, cela vaut le coup de se battre pour monter cette probabilité à 11 %. »

    1. Avatar de Alain Grandjean
      Alain Grandjean

      Bonsoir Thierry
      Merci pour ce message et pour la citation de paul ehrlich.
      L’EROI de l’énergie solaire croit c’est qu’ a mis en évidence Nicolas Ott. et l’efficacité energétique n’a pas dit son dernier mot.
      Reparlons-en .
      bonne soirée et bien cdt
      ag

  5. Avatar de Thierry Caminel
    Thierry Caminel

    Bonjour Alain

    L’efficacité énergétiques n’a peut être pas dit son dernier mot, mais force est de constater que, pour le moment, elle m’a marque le pas : l’intensité énergétique du PIB ne s’améliore presque plus au niveau mondial, et dans de nombreux pays.

    Une des raisons je pense est la baisse structurelle des EROI. À ce sujet, l’étude de Nicholas Ott est intéressante. Mais je suis dubitatif sur son raisonnement conduisant à une multiplication par 10 des EROI calculés par Pietro et Hall, surtout si on considère le système connecté. Je conseillerais d’approfondir, par exemple à partir de l’analyse qu’on peut trouver ici:

    http://www.lowtechmagazine.com/2015/05/sustainability-off-grid-solar-power.html
    http://www.lowtechmagazine.com/2015/04/how-sustainable-is-pv-solar-power.html

    Ça n’empêche pas bien sûr qu’il faut investir pour atteindre ces 25% de l’électricité en solaire!

    À ce sujet, que penses tu du ‘Global Apollo Program to Facile Climat Change’ soutenu par Nicolas Stern?

    http://www.globalapolloprogram.org

    Ce qui me rend plutôt pessimiste, c’est que les ONG sont contre ce programme… à cause du nucléaire et de la séquestration carbone. Ça illustre à mon avis le problème d’acceptabilité de toutes solutions qui soient à la hauteur de l’enjeu. Comment faire changer les choses avec des impacts qui sur les modes de vie, le travail, les loisirs, l’alimentation, les craintes ? L’information ne suffit pas, et certaines formes d’optimisme peuvent être contre productives.

    Au plaisir d’en discuter
    Thierry