La France est dans une situation particulière : le programme nucléaire des années 70-80 a été mené tambour battant ce qui a des conséquences déterminantes aujourd’hui sur toute sortie du nucléaire. Tant sur le calendrier que sur les décisions à prendre en matière de prolongement des centrales existantes que de construction de nouvelles centrales.
Quel pourrait être le rythme de sortie, indépendamment de considérations sur la facture finale au consommateur ou au citoyen ? Ce petit tour d’horizon est nécessaire pour envisager un scénario et surtout une méthode qui intègre les diverses composantes du problème posé.
Les centrales nucléaires sont conçues pour durer 30 ans minimum mais elles subissent tous les dix ans des visites décennales de l’autorité de sûreté nucléaire (l’ASN) pour un prolongement de 10 ans. Dans la pratique les investissements à réaliser pour permettre le prolongement au-delà de 30 ans seront de l’ordre de 500 à 1000 millions d’euros par centrale. Ils seront conçus techniquement pour permettre une durée de vie de 60 ans (étant entendu que l’ASN aura tous les 10 ans le pouvoir de décider du prolongement effectif).
Rappelons que le parc nucléaire a aujourd’hui (hors EPR) une durée moyenne de 27 ans ((calculée à partir de la date de mise en exploitation des centrales)) et que la production électrique française est de 510 TWh dont 80 % (410 TWh) d’origine nucléaire. ((Cela n’a pas toujours été le cas. En 1970 la production d’électricité française était de 140 TWh (soit 4 fois moins qu’aujourd’hui) dont 5 TWh de nucléaire; le complément à l’hydraulique était le fioul, le charbon et le gaz))
La part thermique à flammes de 60 TWH aujourd’hui est amenée à baisser par fermeture prévue et hautement souhaitable de centrales à charbon, pour passer en gros à 40 TWh en 2030. L’hydroélectrique (70 TWh) sera au mieux stable (car il pourrait être perturbé par le changement climatique).
Supposons, pour comprendre la situation, que nous décidions en 2012 d’arrêter toutes les centrales dès qu’elles sont trentenaires ((à cette date il y en aura déjà plus d’une vingtaine …)).
Le graphique joint montre la vitesse d’effondrement de la production d’électricité d’origine nucléaire ((avec une hypothèse de taux de disponibilité moyen de 80%, le choix de ce taux ne changeant pas les conclusions principales)). En 2020 cette production serait ramenée à 100 TWh. Faisons le même raisonnement avec une décision d’arrêt à 40 ans, à 50 puis à 60 ans. L’effet « falaise » se décale par translations de 10 ans.
Production nucléaire en fonction de l’âge d’arrêt des centrales_Taux disponibilité de 78,5%
On voit tout de suite qu’il est exclu de fermer toutes les centrales trentenaires; il est impossible de créer en 10 ans un parc de production électrique suffisant, même avec un programme de réduction de la consommation électrique intensif qui mettra évidemment plus de 10 ans pour matérialiser des effets aussi importants.
La durée de 40 ans (fermer toutes les centrales dès qu’elles ont 40 ans) est-elle réalisable ? En 2030 il resterait, dans cette hypothèse, une production électronucléaire de 100 TWh. Supposons qu’alors nous n’exportions plus. Peut-on combler l’écart de 300 TWh (perte de 310 de nucléaire et de 20 de thermique à flammes, gain de 30 TWh d’export), sans recourir aux énergies fossiles, donc par un mix ENR/MDE (énergie renouvelable/maîtrise de la demande) ?
Une politique très volontariste en matière d’ENR pourrait conduire à une production supplémentaire à cette date de l’ordre de 170 TWh en 2030 (par exemple 100 d’éolien, 40 de solaire PV, 30 de biomasse) ((Pour mémoire, le scénario Négawatt 2006 visait en 2030 : 100 d’éolien, 12 de PV, 30 de biomasse.))
Il nous faudrait alors trouver 130 TWh en réduction de la demande d’électricité. Soit une baisse de la consommation par rapport à aujourd’hui (476 TWh) de l’ordre de 25 %. (( Notons que le développement de la voiture électrique d’ici 2030 ne changera probablement pas la donne. Une voiture électrique consommant environ 2000 KWh pour 15000 kilomètres, 2 millions de voitures électriques en 2030 (ce qui me semble un objectif déjà ambitieux) consommeraient 4 TWh, une demie centrale nucléaire…)).
C’est l’ordre de grandeur de l’objectif proposé dans mon dernier post pour 2050 ((je visais -30% en 2050)). Il s’agirait d’aller encore plus vite dans la maîtrise de l’énergie. Cela me semble hors de portée, sauf à adopter un vrai plan de guerre, pour le moins difficile à faire accepter dans nos démocraties. Considérons d’abord le logement. Nous rénovons le bâti existant à raison de moins de 100 000 logements par an aujourd’hui ((voir http://www.plan-batiment.legrenelle-environnement.fr/)) pour un objectif Grenelle de 400 000 à partir de 2013, qui ne sera manifestement pas atteint alors . Si on passait dans les 5 ans qui viennent à cette vitesse de 400 000 logements par an, on en aurait rénovés moins de 8 millions d’ici 2030. Il faudrait qu’on passe à la vitesse supérieure (absolument impossible aujourd’hui au vu des incitations économiques bien trop faibles, et de l’appareil de production de rénovation) de 1 million par an à la fin de la décennie 2020 et viser une rénovation de 15 millions de logements d’ici 2030, soit la moitié du parc. On pourrait gagner 50% de consommation d’électricité sur le résidentiel. Supposons une performance équivalente sur le tertiaire. Cet effort important conduirait à une baisse de 25 % de l’électricité d’ici 2030 en ordre de grandeur… ((Les gains complémentaires permis par une sobriété accrue (baisse des éclairages inutiles, réduction des consommations d’appareils en veille, etc.) pourraient également contribuer à cet objectif de manière non négligeable, ce qui faciliterait l’atteinte de l’objectif)).
Reste cependant plusieurs problèmes :
- Le réseau électrique pourra-t-il en 2030 supporter une part d’ENR intermittentes d’environ 43% (( 150 (10 d’éolien actuel + 100 d’éolien nouveau + 40 de PV) pour un total de production de 350 TWh (100 de nucléaire, 70 d’hydraulique, 160 d’autres ENR, 40 de thermique à flamme, -40 de pertes et pompage …))?
- Comment se passer d’électricité pour décarboner les autres besoins énergétiques ?
- Quelle serait la hausse des prix pour le consommateur qui serait bien sûr plus élevée dans ce scénario que celle que j’avais calculée en ordre de grandeur ((voir le post « Sortir du nucléaire, à quel prix ?)). Les technologies ou les dispositifs de MDE ou les ENR seront tous moins coûteuses avec le temps. Aller trop vite, c’est nécessairement augmenter les coûts, sans compter les effets de saturation des filières considérées.
Dès lors il est assez logique aujourd’hui de considérer qu’une sortie du nucléaire, si elle était décidée, ne se ferait pas aussi vite. On pourrait plus rationnellement viser une part du nucléaire en 2030 dans la production électrique française de l’ordre de 40%. ((150 TWh nucléaire pour une production de 400, soit 50 de MDE de moins et 50 de nucléaire en plus)). Cela signifie qu’il faut envisager des prolongements de centrales à 50 ans. Ou, si on ne le souhaite pas (ou si l’ASN à ce moment-là l’interdit) la construction de nouveaux EPR après Flamanville. Rappelons cependant qu’un EPR coûte probablement 4 fois plus cher que prolonger une centrale ((4 G€ contre 1G€)).
Conclusion
La sortie du nucléaire, si elle était décidée en France, ne se ferait pas d’un simple claquement de doigt. Techniquement il est clair qu’elle va nécessiter à minima le prolongement des centrales nucléaires jusqu’à au moins 40 ans, et pour un partie d’entre elles à 50 ans. Il n’est pas certain que ce type de scénario puisse se passer non plus de la construction de nouveaux EPR . Il est donc souhaitable de se préparer dans tous les cas à une stratégie où le prolongement des centrales, nécessaire dans la période de transition, sera la principale variable d’ajustement à manoeuvrer, à mesure que se lèveront les incertitudes sur les questions clefs : la vitesse et le coût de la montée en puissance des ENR et de la MDE, la mise en place des outils de stockage de l’électricité et de pilotage de l’intermittence, les alternatives décarbonées sur le transport et l’industrie. Seule cette approche séquentielle peut nous éviter des drames sociaux. N’oublions pas que l’énergie est au coeur de nos modes de vie.
Alain Grandjean
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