Réponse à Jens Weidmann sur l’Assouplissement Quantitatif Vert – par Positive Money

Dans un discours prononcé le 29 Octobre 2019 à Francfort, le banquier central allemand Jens Weidmann s’est déclaré favorable à l’inclusion des risques climatiques dans les politiques de supervision de la banque centrale, mais opposé à l’idée d’aligner la politique monétaire sur des objectifs climatiques. « Je suis très critique quand les gens disent que les banquiers centraux doivent ‘se verdir’ en lançant un ‘assouplissement quantitatif vert’, ou en accordant des avantages spécifiques pour les actifs verts dans le cadre des garanties. » a-t-il déclaré. Il s’appuie pour cela sur des raisons légales techniques et politiques. L’ONG Positive Money a publié récemment un  article montrant que ses objections sont assez faibles et largement surmontables. Nous publions ci-après une traduction de cet article dont nous partageons les principaux arguments.

——–

Depuis 2015, Positive Money a été l’une des principales ONG à l’origine de la campagne pour un « assouplissement quantitatif vert » (QE vert) en Europe. Bien que l’opposition de Weidmann à nos propositions ne soit pas nouvelle, c’est la première fois que le président de la Bundesbank présente ses objections aussi clairement. À cet égard, nous pensons qu’il est de notre devoir de répondre aux critiques de M. Weidmann. Comme nous le montrons plus bas, ces critiques sont assez faibles et en grande partie infondées.

Il est d’abord important de préciser que derrière le terme « QE vert », nous articulons deux approches différentes. Premièrement, nous proposons de coordonner l’assouplissement quantitatif avec un programme d’émission à grande échelle d’obligations vertes par la Banque Européenne d’Investissement et ces équivalents nationaux ; une proposition qui fait écho à certaines des propositions discutées dans le cadre du « Green New Deal » européen. Deuxièmement, nous avons défendu l’introduction de plusieurs critères verts dans les programmes d’achats d’actifs (et dans les garanties) afin d’inciter le secteur financier dans son ensemble à réorienter ses flux vers des investissements à faibles émissions de carbone.

La politique monétaire verte est-elle illégale?

La première objection de Weidmann fait référence à l’illégalité présupposée de l’établissement de critères verts dans les opérations de politique monétaire :

« Notre mandat est de préserver la stabilité des prix, et la mise en oeuvre de notre politique doit être en accord avec le principe de neutralité de marché. Orienter les achats d’actifs vers des obligations vertes irait à l’encontre de ce principe, qui est ancré dans l’article 127 des Traités de l’Union européenne. »

Nous connaissons bien cette objection. À la suite de recherches approfondies, nous avons constaté que la notion de neutralité de marché est très vague, que sa base juridique est indirecte et généralement faible. En fait, la notion de neutralité de marché est une doctrine auto-définie et auto-imposée de la BCE, et certainement pas une obligation légale stricte. Si la BCE voulait réviser ou adopter un principe différent, elle pourrait le faire.

Il est également assez ironique que M. Weidmann utilise l’article 127 pour justifier l’inaction climatique de la BCE, quand ce même article confère à la BCE une grande marge de manœuvre juridique pour agir sur le changement climatique. L’article 127 dispose que « Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union » ce qui inclut la protection de l’environnement (Article 3 du Traité de l’Union européenne). L’omission par M. Weidmann de cette disposition juridique est très étrange.

L’article 11 du TFUE confère également des obligations procédurales à la BCE et, comme l’a reconnu la BCE elle-même, l’accord de Paris lie toutes les institutions de l’UE, y compris la BCE (plus d’information sur ce point ici >). Tous ces arguments réunis, confèrent à la BCE de solides bases juridiques pour agir sur le changement climatique.

L’indépendance de la banque centrale

Une autre dimension du discours de Weidmann porte sur la question de savoir si les instruments de politique monétaire (et spécialement l’assouplissement quantitatif) sont adéquats pour lutter contre le changement climatique.

Selon Weidmann, « les achats d’actifs doivent être réservés à des situations exceptionnelles dans le cadre de la politique monétaire de l’Eurosystème et ne doivent en aucun cas être déployés indéfiniment. (…) Après tout, on ne voit pas immédiatement pourquoi les efforts de lutte contre le changement climatique ne devraient être déployés que lorsque les pressions sur les prix sont faibles. »

Ici, M. Weidmann a en partie raison de dire que les politiques de la banque centrale ne devraient pas conditionner leurs politiques aux objectifs climatiques. Pour que la BCE n’abandonne pas son mandat de stabilité des prix, elle devrait préserver sa capacité à cesser sa politique d’assouplissement quantitatif à tout moment.

Si c’est vrai en théorie, l’argument ne tient pas face à la réalité : la BCE est assise sur un gigantesque stock d’obligations de 2 600 milliards d’euros qui ne sera probablement pas revendu sur le marché dans un avenir proche. Comme l’expérience de la Réserve Fédérale l’a montré, le QE ne peut être arrêté que lentement et avec précautions. Dans le même temps, l’allocation de 500 à 1000 milliard d’euros à des obligations vertes de la Banque européenne d’investissement (BEI) serait un usage plus utile du bilan de la BCE, tout en laissant suffisamment de marges de manœuvre à la BCE pour vendre le reste de son portefeuille, ou simplement pour augmenter ses taux d’intérêt directeurs, si elle avait besoin d’atténuer des pressions inflationnistes.

Mais il y a plus derrière cette question technique. En fait, M. Weidmann craint que la BCE ne subisse des pressions pour maintenir le QE simplement en raison de l’objectif supplémentaire lié au climat. Cette crainte semble très hypothétique et, en tout cas, gérable. Si la BCE a été si indépendante au cours des 20 dernières années, elle peut certainement dire « non » à une telle situation hypothétique, une fois qu’elle aura réussi à faire passer l’inflation à son objectif de 2 %.

Comme Mario Draghi l’a rappelé dans son discours d’adieu plus tôt cette semaine, l’indépendance de la banque centrale ne devrait « pas empêcher de communiquer avec les gouvernements lorsqu’il est évident que des politiques coordonnées entraîneraient un retour plus rapide à la stabilité des prix. En d’autres termes, la coordination des politiques, le cas échéant, doit servir l’objectif de stabilité monétaire et ne peut lui être préjudiciable. »

C’est exactement le genre d’opportunité que la BCE envisage aujourd’hui. En effet, il est clair qu’une augmentation des dépenses d’investissement vert contribuerait fortement à augmenter la production et l’inflation, condition préalable au retrait par la BCE du stimulus du QE, que M. Weidmann souhaite tant.

Les banques centrales ont-elles la légitimité pour agir ?

Enfin, M. Weidmann remet en question la légitimité des banques centrales à agir sur le changement climatique, faisant valoir que cela impliquerait des décisions (comme choisir les gagnants et les perdants) « qui ne relèvent pas des banques centrales parce qu’elles n’ont pas la légitimité démocratique requise. »

Premièrement, M. Weidmann semble ignorer les appels répétés du Parlement européen pour que la BCE ajuste sa politique monétaire au changement climatique. Si les résolutions adoptées par le Parlement européen – devant qui la BCE est responsable – ne donnent pas à la BCE une preuve de légitimité démocratique, qui la donnera ?

Deuxièmement, il convient de souligner que nous ne demandons pas que la BCE se charge seule des politiques écologiques, mais que les banques centrales fassent de leur mieux – en utilisant tous leurs outils et politiques – pour contribuer à la stratégie actuelle de l’UE contre le changement climatique et aux objectifs ratifiés dans l’Accord de Paris.

Par exemple, comme l’a envisagé Christine Lagarde lors de son intervention au Parlement européen, la BCE pourrait s’appuyer sur la prochaine taxonomie verte de l’UE et sur son label vert et l’utiliser comme critère pour ses règles-cadres pour les garanties. De même, un soutien financier direct à la transformation de la BEI en banque du climat limiterait clairement le rôle de la BCE à décider du montant des liquidités à fournir, et non à choisir les projets d’investissement auxquels la BEI prête de l’argent. Grâce à cette coopération, les compromis relevés par M. Weidmann seraient résolus par d’autres institutions politiques que la banque centrale.

 

Pour conclure, rappelons que nous saluons le travail effectué par les banques centrales, y compris la Bundesbank, par l’intermédiaire du NGFS (Network for Greening the Financial System). La prise de conscience des énormes risques financiers liés au changement climatique est un important point de départ dans la réflexion sur la façon de construire un système financier durable. Si elle est correctement réalisée, l’évaluation des risques climatiques et leur intégration dans les cadres de gestion des risques et des garanties de la BCE pourraient, en fin de compte, entraîner des effets analogues à ceux d’un programme de QE purement écologique. Nous sommes toutefois profondément préoccupés par le fait que les banques centrales perdent trop de temps en se fiant uniquement à l’approche prudentielle du changement climatique tout en excluant de la discussion leurs instruments de politique monétaire, comme l’a fait M. Weidmann.

La meilleure défense contre le changement climatique n’est pas seulement de mesurer l’ampleur des dommages causés par l’inaction politique, mais d’éviter ces dommages en veillant à ce que les flux financiers se déplacent rapidement vers des investissements à faibles émissions de carbone.

Il est vrai que le terme « assouplissement quantitatif vert » est assez confus, ce qui est sujet à certains malentendus. C’est un signe que le temps est venu de passer d’un tel slogan à une discussion approfondie sur ce sujet. La question ne devrait pas être de savoir si mais comment la politique monétaire de la banque centrale doit être impliquée, et d’élaborer les cadres institutionnels susceptibles d’être nécessaires pour que les banques centrales puissent intervenir de manière optimale. 

Il est malheureux qu’en écartant le « QE vert », certains banquiers centraux tentent de fermer la porte à cette conversation avant même qu’un examen sérieux de ces options de politique puisse être fait.

Article écrit par Stanislas Jourdan, Directeur de Positive Money Europe et publié le 7/11/19 sur le site de Positive Money.