L’encadrement des politiques budgétaires par des règles numériques imposant l’équilibre des comptes publics est-elle compatible avec les investissements nécessaires à la transition énergétique dans un monde aux multiples sources d’incertitude ? C’est en Allemagne, pays chantre de l’orthodoxie budgétaire, que la réponse (négative) à cette question vient d’être apportée. Le 15 novembre, le tribunal constitutionnel allemand a déclaré inconstitutionnelle une manœuvre budgétaire visant à développer un programme ambitieux d’investissement dans la transition énergétique en contournant la règle constitutionnelle dites du « frein à l’endettement ». Une semaine après cette décision fracassante, la programmation budgétaire pour 2024 et les années suivantes est toujours sous de fortes contraintes. Le risque est grand de voir la première économie européenne s’enfoncer dans une méga cure d’austérité auto-infligée. L’arrêt des juges de Karlsruhe aura cependant eu un intérêt majeur : pour la première fois, la question de la pertinence de la clause du frein à l’endettement, et donc de sa réforme, est au cœur du débat public. Espérons également que les chefs d’État et ministres des finances européens sauront tirer les leçons de l’expérience allemande à l’heure où se déroulent la phase terminale des négociations sur la réforme des règles budgétaires de l’Union.
1. Règles budgétaires dans l’Union européenne et en Allemagne : une histoire mouvementée !
A. Depuis les années 1990, la discipline budgétaire est introduite au cœur de traité européen[1].
Mise en place progressivement à partir du traité de Maastricht (1992), la gouvernance économique européenne consiste en un ensemble de règles et de procédures visant à faire respecter une discipline budgétaire par les États membres, à faciliter la coordination de leurs politiques économiques et à prévenir les déséquilibres macroéconomiques.
Parmi tous ces objectifs, la prééminence de la discipline budgétaire est manifeste. C’est, en effet, le seul domaine pour lequel des critères contraignants sont prévus au cœur même des traités de l’Union européenne (le déficit ne devrait jamais dépasser 3% du PIB, et la dette publique être inférieure à 60% du PIB )[2]. Cette situation est le résultat des négociations qui ont prévalu à la signature de l’Accord de Maastricht : l’Allemagne en a fait une condition pour accepter la création de l’euro. A partir de 1997, les grands principes de la surveillance budgétaire inscrit dans les traités ont été déclinés dans les différents textes juridiques qui constituent le Pacte de Stabilité et de Croissance. La difficulté à les faire respecter notamment en France et en Allemagne a conduit à une première réforme en 2005 mais c’est véritablement la crise financière de 2007-2008 qui montrera les limites de règles numériques rigides.
B. Crise financière de 2007-2008 : davantage de règles et de complexité pour l’Union européenne.
La crise financière conduit les gouvernements européens à intervenir de façon massive d’abord pour empêcher l’effondrement du système financier, et ensuite pour mettre en œuvre des plans de relance de l’activité économique. Partout, les déficits publics ont explosé du fait de la hausse des dépenses publiques, et de la baisse des recettes consécutives à la récession économique de 2009. L’endettement public a suivi. Certains pays (Grèce puis Irlande, Portugal, Espagne et Italie) ont vu leur taux d’intérêt s’envoler et se sont retrouvé dans l’impossibilité d’emprunter sur les marchés de capitaux. Contraints de faire appel au soutien financier du Mécanisme européen de stabilité (MES)[3] et/ou du FMI, les cinq pays au cœur de cette crise se sont vu imposer des plans d’austérité et des contrôles réguliers par la « troïka » (la Commission européenne, la BCE et le FMI). Les autres pays européens ont choisi de mettre fin aux plans de relance et de mener des politiques d’austérité afin de « rassurer » les marchés financiers et de revenir dans les clous des critères du Pacte de stabilité et de croissance. Pour tenir compte de l’expérience acquise, les règles du Pacte de Stabilité et de croissance ont été revues en 2011 et 2013 . Cela a abouti à un corpus de textes et de guides interprétatifs de plus en plus complexes. Cette extrême complexité ainsi que les nombreuses critiques portant sur les impacts négatifs de ces règles a conduit à partir de 2019 à l’ouverture par la Commission d’un cycle non abouti en novembre 2023 de consultation puis de négociation sur leur réforme[4].
C. 2009 : introduction de la clause constitutionnelle du « frein à l’endettement » en Allemagne
En Allemagne, les appels au retour à des finances publiques « saines » arrivent très rapidement après la crise de 2008. La hausse des dépenses liées à cette crise n’est acceptable qu’à condition d’avoir des garanties de haut niveau sur un retour rapide à la « normale », c’est-à-dire à un budget à l’équilibre voire excédentaire. Si la loi Fondamentale (la constitution) allemande contient déjà des dispositions posant des limites aux marges de manœuvre budgétaire de l’État fédéral et des Länder il s’agit de les renforcer drastiquement.
C’est ainsi qu’en mai 2009, le Parlement allemand à une majorité des 2/3 inscrit dans La Loi Fondamentale du pays la clause dite du « frein à l’endettement » (« schuldenbremse » en allemand)[5]. Le principe général est le suivant : « Les budgets de la Fédération et des Länder doivent en principe être équilibrés sans recettes provenant d’emprunts ». Une petite marge de manœuvre est cependant prévue : le déficit budgétaire du gouvernement fédéral « structurel » (c’est-à-dire corrigé de l’impact des variations conjoncturelles et de circonstances exceptionnelles) ne devra plus excéder 0,35% du PIB. Les budgets « structurels » des Länder – devront quant à eux rester équilibrés Ces dispositions s’appliquent à partir de 2016 pour le budget fédéral et de 2020 pour les Länder.
Norbert Lammert, membre du parti chrétien-démocrate (CDU) et président du Bundestag d’alors, vote contre la réforme. Pour lui, cette disposition est une erreur d’un point de vue constitutionnel car elle traduit une méfiance vis-à-vis des intentions que pourront avoir les majorités futures du parlement démocratiquement élu pour orienter la politique[6]. Une analyse prophétique, comme nous allons le voir…
Sous la pression du gouvernement allemand la constitutionnalisation de règles budgétaires a été étendue aux autres pays européens. Le 1er janvier 2013, le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG ou Fiscal Compact)[7] entre en vigueur. Les signataires, tous les pays de la zone euro plus quelques autres pays de l’Union, s’engagent à inscrire dans leur Constitution ou dans une législation permanente et contraignante l’objectif d’un déficit corrigé des variations conjoncturelles de 0,5% du PIB maximum pour l’ensemble des administrations publiques[8].
Durant les années suivantes,« l’assainissement » des finances publiques européennes se fait au détriment des investissements publics et de la qualité des infrastructures publiques, avec souvent des investissements publics nets négatifs notamment en Allemagne.
Retrouvez ce graphique sur l’évolution des investissements publics nets dans la zone euro de 2000 à 2022 en dataviz sur la plateforme The Other Economy.
Remarquons qu’à chaque fois il est question du déficit public « corrigé de l’impact des variations conjoncturelles » ceci suggère que quelques marges de manœuvre sont laissées aux gouvernements en particulier en période de difficulté économique. Cependant, le calcul de l’impact des variations conjoncturelles sur le solde budgétaire, et donc les limites imposées aux dépenses publiques, est loin d’être une science exacte[9]. Elle suppose de comparer le PIB effectif avec un PIB « normal » ou « potentiel ». Les hypothèses pour calculer ce PIB « normal » ou « potentiel » ont une grande part d’arbitraire et d’incertitude. Elles portent entre autres sur les taux de participation à l’emploi des différentes catégories de population, le taux de chômage « naturel », l’évolution de la productivité, le calcul du stock du capital productif et son amortissement. Il n’existe pas de méthode « scientifique » qui pourrait être validée par un consensus des économistes pour appliquer la prescription de la constitution allemande ou du TSCG.
D. Crise du COVID : suspension des règles budgétaires en Europe et création en Allemagne du fonds de stabilisation économique (MSF) dotés de centaines de milliards de dollars
Que ce soit en Allemagne ou au niveau de l’Union européenne, la pandémie de COVID suivie de la crise énergétique consécutive à l’invasion de l’Ukraine relèguent, pendant quelques années, les dogmes budgétaires au second plan. Heureusement, des clauses d’exception étaient prévues dans les textes européens et allemand.
Au niveau européen, il s’agit de la clause dérogatoire générale au règles du Pacte de stabilité et de croissance en cas de « grave récession économique. »[10]. Cette clause, activée dès mars 2020, est encore en vigueur en 2023. Elle est censée être désactivée en 2024 (selon les informations disponibles à la date de publication de cet article).
En Allemagne, l’article 115 de la Loi fondamental prévoit que « En cas de catastrophes naturelles ou de situations d’urgence exceptionnelles échappant au contrôle de l’État et affectant gravement la situation financière de l’État » la limite de 0,35% du PIB pour le déficit budgétaire peut être dépassée sur la base d’une décision de la majorité des membres du Parlement. C’est ce que votent les parlementaires chaque année de 2020 à 2022. En 2023, la clause du frein à l’endettement aurait dû fonctionner normalement : la crise budgétaire provoquée par l’arrêt de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe (dont nous allons parler ci-après) a cependant conduit le ministre des finances a demander un nouveau vote pour 2023 afin d’éviter que le budget en cours ne soit déclaré inconstitutionnel.
Par ailleurs, pour répondre à la crise du COVID puis aux tensions énergétiques, le gouvernement allemand crée un Fonds de stabilisation économique (le FSE) en mars 2020. Celui-ci a pu être alimenté par des emprunts sans être limité par la clause du frein à l’endettement puisque celle-ci était suspendue. Le FSE est au cœur de l’imbroglio budgétaire allemand actuel.
Deux fonds spéciaux au cœur de l’imbroglio budgétaire allemand actuel : le Fonds de Stabilisation Economique (FSE) et le Fonds Climat et Transformation Le Parlement peut créer des fonds spéciaux, distinct du budget fédéral, pour répondre à des besoins urgents, bien identifiés et temporaires. Dans un rapport publié fin août 2023, la Cour des comptes allemande identifie 29 fonds spéciaux de plus de 1 milliards d’euros encore actifs fin 2022 (dont certains depuis les années 1950). Leur volume financier total s’élève à 869 milliards d’euros (en incluant les sommes déjà dépensées et celles restant à dépenser dans les prochaines années). Ces fonds sont alimentés soit par le budget fédéral ou des recettes fléchées (à hauteur de respectivement 190mds€ et 90mds€ sur les 869mds€ précités), soit par des autorisations de crédits propres (pour 590 mds€) c’est-à-dire de la dette levée spécifiquement pour ces fonds (qui est soumis à la clause du frein à l’endettement) [11]. En mars 2020[12], la crise du COVID a conduit à créer le Fonds de Stabilisation Économique-CORONA (FSE), ensuite élargi à un volet « crise énergie » en 2022. Créé pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie de COVID, le FSE est initialement doté de 200 milliards d’euros d’autorisation de crédit propre, et de 400 milliards d’autorisation de garantie des créances d’entreprise, hors « frein à l’endettement » suspendu pour cause de crise. En décembre 2021[13], ces montants ont été réduit à 150 mds€ pour les crédits et 100 milliards pour les garanties. Les délais ont par ailleurs été prolongés jusqu’en juin 2022 (au lieu de décembre 2021). En octobre 2022, une nouvelle mission est attribuée au FSE : « atténuer les conséquences de la crise énergétique, notamment les hausses de prix de l’achat de gaz et d’électricité en Allemagne »[14]. Le gouvernement fédéral est autorisé à emprunter 200 milliards d’euros également hors « frein à l’endettement » pour alimenter cette nouvelle mission. Ces ressources sont utilisables jusqu’à fin juin 2024. L’autre fonds au cœur de la crise actuel est le Fonds énergie climat. Créé en 2011, il a été redéfini et renommé Fonds Climat et Transformation en 2022. En janvier 2022, le parlement décide de transférer à ce fonds 60 milliards levés pour la mission COVID du FSE et non utilisés. C’est ce transfert que la Cour Constitutionnel allemande a jugé inconstitutionnel (voir partie suivante) |
2. La crise actuelle : un révélateur de l’incompatibilité entre gouvernance budgétaire par les règles et investissement de long terme.
A. Un gouvernement de coalition marqué par un compromis entre rigueur budgétaire et transition écologique
En septembre 2021, les années Merkel prennent fin. Issu du Parlement nouvellement élu, le gouvernement de coalition qui entre en fonction le 8 décembre 2021 réunit les socio-démocrates (SPD), les Verts et les libéraux (FDP). Dirigé par O. Scholz (SPD), il entre en fonction le 8 décembre 2021.
Malgré des priorités apparemment contradictoires voire antagoniques un accord de coalition a pu être trouvé entre ces trois partis :
-Le SPD obtient la chancellerie confiée à O. Scholz, ainsi que certaines de ses mesures phares (hausse du salaire minimum, desserrement de l’étau pesant sur les prestations sociale).
-Les libéraux obtiennent le ministère des finances, confié à C. Lindner, et un accord sur une gestion budgétaire « rigoureuse » avec le rétablissement en 2023 de la clause du frein à l’endettement suspendue depuis 2020
-Enfin, le ministère de l’économie et de la protection du climat (anciennement ministère de l’économie et de l’énergie) est confié à C. Habeck (Verts) et les ressources du Fonds spécial pour l’énergie et le climat (renommé Fonds pour le Climat et la Transformation – KTF) augmentent substantiellement afin de financer les nombreux investissements de transition énergétique prévu dans l’accord de coalition[15].
B. les manipulation budgétaires allemandes annulées par la cour constitutionnelles
En réalité, l’accord de coalition a été rendu possible par un artifice budgétaire que la Cour constitutionnelle allemande a fait voler en éclat le 15 novembre dernier dans un arrêt qui fera certainement date dans l’histoire économique allemande.
Une grande partie des ressources du Fonds pour le Climat et la Transformation viennent des recettes tirés de la vente des quotas d’émission de CO2 sur le marché européen. Cependant, celles-ci étant insuffisantes (et le ministre de Finances s’opposant à toute hausse d’impôt) le gouvernement a fait voter en février 2022 un budget rectificatif pour 2021 : 60 milliards d’euros de crédit du Fonds de stabilisation économique qui n’avaient pas été dépensés pour répondre à la pandémie (FSE-Corona) ont été transférés vers le fond climat. Cette réaffectation présentait en effet l’avantage de contourner « le frein à l’endettement » puisque ces crédits avaient été voté lorsque ladite règle était suspendue (voir encadré). Cet artifice a permis de porter les ressources du fonds à 212 milliards d’euros sur la période 2024-2027.
La Cour Constitutionnelle saisie par les parlementaires de l’opposition (les chrétiens démocrates de la CDU) a jugé que la réorientation des 60 milliards était inconstitutionnelle notamment parce que les fonds spéciaux sont créés pour des motifs précis (l’argent prévu pour la crise du COVID ne doit pas être imputé à d’autres fins), qu’il ne peuvent être utilisés que dans le cadre de l’exercice pour lequel ils sont prévus (les crédits COVD étaient utilisables jusqu’en juin 2022), et en raison du caractère rétroactif de la décision[16]. Il y a donc désormais un trou de 60 milliards d’euros dans le budget du fonds climat.
Le feuilleton ne s’arrête pas là !
Si l’arrêt de la cour de Karlsruhe ne concerne directement que les ressources du fonds climat, le gouvernement allemand s’appuyant sur ses conseillers juridiques en a fait une interprétation plus large : la même logique pourrait s’appliquer aux 200 mds€ du fonds de stabilisation économique (FSE-crise énergétique) levés pour faire face aux chocs énergétiques. Avec un tel scenario une partie des dépenses déjà réalisées en 2023 seraient frappées d’inconstitutionnalité (ce qui pose des questions insolubles :impossible de ne pas dépenser ce qui a déjà été dépensé !) ainsi évidemment que celles de 2024.
C. L’Allemagne s’engage dans la voie de l’austérité sous stéroïde.
Si la manœuvre consistant à transférer des financements du FSE-Corona vers le Fonds climat était de toute évidence juridiquement acrobatique (lien ténu des dépenses supplémentaires avec l’épidémie, rétroactivité), son rejet par le tribunal n’en est pas moins politiquement problématique. Il remet en cause le choix d’une majorité parlementaire.
Il est surtout économiquement et écologiquement délétère en mettant un coup de frein massif aux investissements nécessaires à la transition. Les dizaines de milliards d’euros manquant pour mener la transition sont autant de dépenses publiques en moins permettant de sortir l’Allemagne de la stagnation économique qu’elle connaît depuis bientôt un an.
S’il est difficile de déterminer les chiffres exacts, ce sont des dizaines de milliards de dollars qui manqueront à l’appel pour boucler les projets prévus d’ici fin 2023 et en 2024. A minima, le fonds climat se voit amputé de 60 mds€ (sur 212) ce qui représenterait autour de 24 mds en moins pour 2024. Le FSE quant à lui avait prévu d’engager en 2024 environ 20 milliards (13,5 mds€ pour les subventions énergétiques, 4,5 mds€ pour les redevances de réseau et 2,5 mds€ pour les hôpitaux). Le Tagesschau a commencé à dresser la liste des projets qui sont sur la sellette [17]: les usines de fabrication de puces, l’acier vert, les usines de batteries électriques, les subventions pour les pompes à chaleur et le renflouement de la Deutsche Bahn.
C’est aussi, une crise politique qui s’ouvre dans le plus grand pays d’Europe. L’Allemagne semble frappée de paralysie. Une semaine après l’arrêt de la Cour, la coalition n’a toujours pas présenté de plan sur la manière dont elle compte réagir au jugement. Les discussions sur le projet de budget fédéral qui devaient être voté au Parlement la semaine du 27 novembre 2024 ont été stoppées. Le ministre des finances a gelé toute les dépenses non déjà approuvées : celles du fonds climat évidemment, mais également celles du FSE ainsi que celles de tous les ministères. Aucune dépense non déjà approuvées ne peut être débloquée sans son accord explicite. Une seule décision a été prise à date : dans l’espoir d’éviter que le budget 2023 ne soit pas également déclaré inconstitutionnel, le ministre des finances va proposer au Parlement de lever à nouveau pour 2023 le « frein à l’endettement ».
Au-delà de cette décision, la position de Christian Lindner (et de son parti) est claire : le ministre des finances salue la décision au motif que la transition fera ainsi moins appel aux subventions publiques (considérées comme néfastes par essence), en ligne avec les revendications principales de son parti il refuse toute hausse d’impôt pour combler le trou d’investissement. Sa solution : réduire les dépenses, et en particulier les dépenses sociales, pour dégager les marges de manœuvre budgétaire. Plus de 60 milliards de baisse de dépenses en 4 ans : c’est la voie de l’hyper austérité, alimentant de vives tensions sociales, que défend le ministre des finances.
Du côté du SPD et des Verts, le discours est nettement plus alarmiste : les sommes énormes qui font désormais défaut pour investir dans la transition empêcheront l’Allemagne d’atteindre ces objectifs en la matière, et pèseront lourdement sur l’industrie allemande qui risque soit de quitter le territoire soit d’être dépassée dans la course mondiale à la compétitivité et à l’innovation. Ces dissensions peuvent facilement conduire à un éclatement à venir de la coalition.
D. La clause du frein à l’endettement en question
Malgré la gravité de la situation, les récents événements ont au moins l’intérêt de mettre pour la première fois en Allemagne au cœur des débats la question de la pertinence de la clause du « frein à l’endettement », en particulier au regard de son impact sur les investissements occupe l’actualité.
De nombreux acteurs appellent ainsi à la suspendre de nouveau et/ou à la réformer. La chef du parti SPD Saskia Esken a par exemple déclaré au groupe de médias Funke : « Comme nous nous trouvons dans une situation de crise permanente en raison d’influences extérieures, je continue à plaider pour une suspension du frein à l’endettement pour 2023 et 2024 ». Du côté des Verts, Katharina Dröge, l’une des deux présidentes du groupe parlementaire, a rappelé au quotidien berlinois Tagesspiegel que son parti plaidait « depuis de nombreuses années pour une réforme du frein à l’endettement, car il est mal fait sur le plan économique ». Selon elle, cette règle serait « dans sa forme actuelle un fardeau pour la place économique allemande ». C’est aussi la position exprimée par Stefan Körzell, membre du comité directeur de la Confédération des syndicats allemands (DGB), au Rheinische Post. « Une réforme fondamentale de ce frein à l’avenir est incontournable. Elle devrait avoir pour objectif d’exclure à l’avenir les investissements nets de la règle de l’endettement ». La présidente du comité consultatif économique du gouvernement allemand, Monika Schnitzer, s’est prononcée dans le même sens. Une « plus grande marge de manœuvre pour le financement par la dette des investissements nets » pourrait apporter une solution aux projets climatiques désormais menacés. Même le créateur de la clause du frein à l’endettement, Peter Steinbruck, ancien ministre des finances (SPD), a exprimé le besoin de réforme dans une interview parue dans le journal Die Zeit le 22 novembre : « Il doit y avoir un frein à l’endettement, mais l’actuel n’est visiblement plus adapté. Nous avons un besoin extrême d’investissements dans divers domaines et vivons à une autre époque qu’en 2009. »
Ainsi, la discussion sur une réforme de la clause du « Frein à l’endettement » est lancée en Allemagne. Pour aboutir une telle réforme nécessiterait la majorité des 2/3 au Parlement ce qui à ce stade n’est pas acquis puisque le FDP et la CDU-CSU s’y opposent pour le moment. Notons cependant que la volonté politique et la majorité des deux tiers n’ont pas manqué en 2022 pour inscrire dans la Loi Fondamentale qu’un Fonds de 100 milliards d’euros consacré aux dépenses de la défense serait financé hors « frein à l’endettement ».[18] Par ailleurs, il est clair que les syndicats tout comme les industriels se mobiliseront sur le sujet. Et déjà, au sein de la CDU/CSU, notamment parmi les ministres-présidents des Länder, des voix dissidentes ’élèvent pour faire évoluer le « frein à l’endettement »
Conclusion
On ne peut qu’être frappé par l’absurdité de la situation que vit l’Allemagne : la plus importante économie européenne est obligée de contourner les règles qu’elle s’est auto-imposées pour mener des projets essentiels tant au niveau industriel qu’écologique ou social. Mise au pied du mur de ses contradictions, la coalition au pouvoir est sur le point de s’auto-infliger une cure d’austérité sans précédent au risque de provoquer de vives tensions sociales, de compromettre la viabilité de son industrie et bien sûr son avenir écologique. Et tout cela alors qu’il n’y a aucune nécessité économique à le faire : l’Allemagne est l’un des pays du monde qui a le plus de facilité à emprunter, les taux sont encore assez bas, la meilleure preuve en est qu’avant le jugement de Karlsruhe les investissements massifs prévus ne rencontraient aucun obstacle d’ordre financier. C’est donc bien uniquement la permanence d’un dogme érigée en règle constitutionnelle qui est ici en jeu ! L’alerte de Norbert Lammert était juste.
Les leçons sont également importantes à tirer au niveau européen. L’ironie de l’histoire veut que le jugement du tribunal de Karlsruhe soit tombé au moment où les négociations sur de nouvelles règles budgétaires européennes lancées en 2019 atteignent leur phase décisive. Sous la pression de l’Allemagne, les ministres des finances discutent une proposition de compromis qui changerait finalement très peu de choses aux règles existantes[19] dont on a vu qu’elles avaient des effets délétères sur les revenus, les investissements publics et la préservation d’infrastructures de qualité[20]. Toutes les propositions visant à donner un statut privilégié à des dépenses prioritaires, notamment pour accélérer la transition et l’adaptation au changement climatique ont été rejetées. Les clauses de suspension des règles pour circonstances exceptionnelles sont en outre très restrictives.
Espérons que l’expérience allemande apportent un peu de sens commun aux chefs d’État et ministres des finances: une doctrine budgétaire qui accorde une priorité absolue au niveau du déficit et de la dette n’est pas adaptée aux nouveaux défis économiques et écologiques et à la conduite démocratique des politiques budgétaires. Il est urgent que les ministres des finances et la Commission européenne relancent la réflexion sur ce que serait une bonne gouvernance économique européenne en tenant compte de l’expérience allemande. Il n’est pas urgent de conclure sur la base d’un mauvais compromis.
Marion Cohen, co-Fondatrice de The Other Economy et Ollivier Bodin, Ancien haut fonctionnaire international, Fondateur de l’ONG Greentervention