La critique de la comptabilité, vue sous l’angle du développement durable, a conduit Jacques Richard et Alexandre Rambaud à proposer une comptabilité en triple capital (le capital humain, le capital matériel ou financier, et le capital naturel) (voir encadré ci-après), qui est par exemple utilisée au sein du groupe SOS[1]. Soulignons une des conséquences majeures de cette façon de compter le capital : la notion de coût est, dès lors, elle même au moins triple. La rationalité économique ne peut plus se résumer à une simple optimisation d’un coût monétaire. C’est pourtant ce qui est fait dans tous les modèles et raisonnements actuels[2]. Il faut donc les remettre en cause à la racine et proposer une nouvelle analyse économique. Une révolution majeure en perspective.
1. La production ne mobilise pas que le capital financier, mais aussi le capital naturel et le capital humain
Il va de soi que l’entreprise ne peut se contenter d’argent : elle a besoin de personnel, d’un ou plusieurs locaux, d’équipements, d’ordinateurs, de produits achetés et aussi de tout le cadre institutionnel et physique que lui fournit la société (infrastructures de transports correctes, accès à l’énergie, existence d’un système juridique stable, formation initiale des citoyens etc.). L’argent que les actionnaires mettent à sa disposition sert à acquérir les moyens matériels nécessaires à sa création et à son développement. Précisons juste que sur le plan purement physique la production mobilise du capital matériel (des infrastructures, des immeubles, des usines, des machines, des équipements, des stocks …) et « immatériel » (marque, brevets, logiciels), du capital naturel (énergie, matières premières, sols, eau, air etc.) et du capital humain (les hommes, leur compétence, leur capacité à coopérer, etc.).
Le modèle CARE Le modèle CARE repose sur cette logique de comptabilité en triple capital. Voici comment le présente le cabinet Compta Durable : « Le modèle CARE reprend à son compte les principes de la comptabilité traditionnelle pour l’étendre aux capitaux naturels et humains » (…) « Il existe plusieurs approches du capital. CARE considère le capital comme la dette de l’entreprise envers ses apporteurs de financements. Le capital est défini dans ce cadre comme « une chose (matérielle ou non) offrant une potentialité d’usages et reconnue comme devant être maintenue » (Rambaud, 2015)[3]. Ainsi, le capital est une ressource utilisée et dégradée par l’activité de l’organisation, mais qui doit être maintenue sur une période prédéfinie dans un état satisfaisant pour l’ensemble des agents concernés. Qu’il s’agisse de l’argent investi, d’un écosystème, des salariés, ou encore de l’atmosphère, CARE propose d’appliquer les principes traditionnels de la comptabilité pour s’assurer que ces ressources seront maintenues dans le temps. Par exemple, pour une industrie du bois, l’arbre représente une ressource (pouvant être consommée sans nécessité de maintien) et la forêt un capital (devant être maintenu). » |
La comptabilité d’entreprise se place du point de vue des actionnaires. Elle vise principalement à mesurer si leur capital s’accroit (par les bénéfices) ou décroit (si l’entreprise « fait des pertes »). Elle sert aussi aux administrations fiscales et sociales en établissant un résultat fiscal, en déterminant les autres impôts (payés ou collectés) et les charges sociales diverses payées par l’entreprise. Mais cette comptabilité ne représente ni le capital naturel, ni le capital humain.
Le capital naturel mobilisé (et éventuellement détruit) par l’entreprise ne lui appartient pas. Ce n’est en général[4] pas un élément de l’actif du bilan qui représente le patrimoine physique ou monétaire (avec les créances) de l’entreprise, ni de son passif (qui représente les dettes auxquelles sont ajoutés les « capitaux propres »[5] de l’entreprise c’est-à-dire l’argent investi par les actionnaires, plus les bénéfices gardés en réserve) même si l’entreprise détruit la nature par son activité. Pas de dette écologique au bilan de l’entreprise. Cette apparente anomalie provient toujours de la même réalité : la nature ne se fait pas payer pour les biens et services que nous en retirons gratuitement.
Les mêmes remarques s’appliquent au capital humain dont ni l’entreprise, ni les actionnaires ne sont évidemment pas propriétaires. Si elle peut se soucier de ses « ressources humaines », la comptabilité ne représente que les charges et provisions liées au travail de son personnel ; en rien ce qui pourrait caractériser le « capital humain » avec sa richesse en termes de savoir-faire, de compétence, de réseau etc.
2. Du triple capital au triple coût
Si la comptabilité devient capable (ce qui suppose une réforme fondamentale et très longue à mettre en œuvre et généraliser) d’évaluer ces trois types de capitaux et de mettre en évidence leur variation, alors, elle pourra nous fournir trois notions de coût :
- le coût financier : vu de l’entreprise, ce sont les « charges » qu’elle supporte ;
- le coût humain : les impacts négatifs de l’entreprise sur les hommes et femmes qui y travaillent ;
- le coût «écologique» : les prélèvements sur le capital naturel ou les impacts négatifs de la production sur ce capital (pollutions locales ou globales).
S’il est utile de distinguer les trois capitaux, il l’est tout autant de faire la différence entre ces trois coûts. Ce n’est pourtant jamais fait. Implicitement, cela veut dire que nous considérons que le fait d’ajouter les divers coûts liés à la production d’un bien ou d’un service tout au long de la chaine de valeur est une bonne représentation du coût de ce bien ou service.
C’est évidemment faux : une salade venue du Kenya qui « coûte » 50 centimes a consommé 50 litres d’eau (dont les populations locales seront privées pour d’autres usages concourant à leur bien-être) qui font partie de son « vrai coût », même si le producteur de salade n’a pas payé cette eau et qu’ils ne sont donc pas comptés dans les 50 centimes. Dans l’histoire de l’île de Nauru, le coût du phosphate exploité était bien supérieur à sa valeur monétaire, tant sur le plan naturel qu’humain : pour les habitants de l’île c’était un cout quasi infini. C’est la même chose pour le coût de la morue pêché en terre-neuve. Son coût monétaire n’intégrait pas la destruction des morues (voir notre article « Détruire la nature c’est bon pour le PIB » pour le développement de ces exemples)
Ces remarques (développées et précisées dans la première partie du post sur les vrais coût de l’énergie) peuvent sembler philosophiques ou théoriques et conduire à un haussement d’épaules : « et alors ? ».
La conclusion qu’il est possible d’en tirer est au contraire très opérationnelle. Une décision économique, qui vise à optimiser le coût d’un produit ou d’un service, n’est pas rationnelle si elle ne repose pas sur l’analyse et la synthèse de son « triple coût ».
Le coût monétaire que nous utilisons sans cesse dans notre vie quotidienne pour désigner ce que coûte un produit ou un service ne peut représenter ni les prélèvements ou pollutions engendrés par ce produit ou service ni l’impact réel sur les personnes qui ont participé à sa production dans la chaine de valeur. Nous avons donc besoin d’autres informations relatives à ses autres coûts pour faire nos choix. C’est encore plus vrai pour un dirigeant d’entreprise et c’est fondamental pour un dirigeant politique.
3. Comment procéder ?
Pour le consommateur, il s’agit de disposer d’informations fiables sur la production et la distribution du produit. Des progrès sont en cours en la matière mais ce n’est qu’un début. Le développement des bases de données et de la puissance informatique devrait nous permettre d’y voir plus clair.
Pour le dirigeant d’entreprise, une nouvelle comptabilité et une nouvelle manière d’appréhender les coûts qu’il supporte ou fait supporter à des parties prenantes (dont la nature) peut lui permettre de prendre ses décisions de manière plus éclairée. Aujourd’hui, il peut disposer de nombreuses informations « extra-financières » (impact matières, eau, pollutions etc.). Il peut faire évaluer l’empreinte carbone de son entreprise et des produits qu’elle fournit ; il pourra demain faire de même pour la biodiversité[6]. La prise en considération de plusieurs coûts de natures différentes semble plus compliquée que le raisonnement purement comptable de choix de la solution au moindre coût. Cela fait néanmoins longtemps que les dirigeants éclairés raisonnent de manière plus globale.
Pour l’homme politique en charge du destin d’un pays, c’est encore plus important. Il doit disposer d’informations globales, macroéconomiques macrosociales et macroécologiques afin d’être en mesure de réaliser des arbitrages entre :
- le capital humain du pays dont il a la charge de permettre le progrès ;
- la pression sur le capital naturel dont il est en charge partiellement (par exemple pour le changement climatique) ou totalement (les ressources naturelles de son pays) ;
- le « coût monétaire » vu de l’administration : le montant de la dépense publique
- le « coût monétaire », vu du pays, donc pour la collectivité dans son ensemble : c’est l’impact sur la balance commerciale, c’est-à-dire le montant des devises qui sortent (nettes des entrées éventuelles ) du pays[7],
Au total, il doit donc disposer pour ses décisions (qu’elles soient relatives à une loi un règlement, une dépense ou un investissement publics) :
- d’une comptabilité du patrimoine national[8] et de mesures d’impacts de ses décisions sur ce patrimoine ; ceci devant se généraliser à l’ensemble des « services écosystémiques » dont les régulations naturelles comme le climat
- d’informations permettant de qualifier et éventuellement quantifier l’impact des décisions au plan humain (sur l’emploi, sur les inégalités, sur la précarité, sur le niveau général de formation etc.) ;
- de leur impact sur la balance commerciale.
On comprend mieux que cette approche est radicalement différente de l’actuelle, qui consiste à ne se préoccuper que d’un critère en fait second, l’impact sur les finances publiques de la décision.
Ce critère issu d’un raisonnement faux (la comparaison de la gestion d’un Etat à celle d’un ménage[9]) ne peut conduire qu‘à des conséquences funestes en négligeant l’essentiel et en se polarisant sur l’accessoire. La catastrophe de l’île de Nauru en est la démonstration parfaite ; l’apologue de l’île de Pâques une démonstration par un exercice de pensée. La logique comptable actuelle appliquée aux finances publiques est tout simplement mortifère. Quand en prendrons-nous conscience ?
Laisser un commentaire