Que les banques aient la capacité de créer de la monnaie continue à susciter de fortes réactions, y compris dans les milieux « autorisés ». Il arrive que des citoyens ordinaires mais aussi des banquiers et des dirigeants politiques le nient farouchement. On peut en effet être choqué que ce pouvoir de création ex nihilo soit confié à des acteurs privés. La monnaie ne serait-elle pas un bien commun ? Le bénéfice de sa création ne devrait-il pas être entièrement public ? Les banquiers peuvent, quant à eux, ne pas souhaiter que cette vérité soit trop connue de crainte des réactions pouvant aller jusqu’à demander la forte réduction voire la suppression de cette faculté. La question de leur « licence top operate » se pose en effet (nous y reviendrons au point 5). Nous n’allons pas ici revenir en détail sur les mécanismes de création monétaire par les banques, exposés par exemple de manière très détaillée par des économistes de la Banque Centrale d’Angleterre[1] mais tenter d’en cerner les enjeux politiques et économiques, pour faire quelques propositions de réforme.
1 La création monétaire par les banques : une réalité reconnue par les plus hautes instances académiques et politiques.
Nous venons de citer la Banque d’Angleterre ;
citons la Banque de France :
« Les particuliers – même paraît-il certains banquiers – ont du mal à comprendre que les banques aient le pouvoir de créer de la monnaie ! Pour eux, une banque est un endroit où ils déposent de l’argent en compte et c’est ce dépôt qui permettrait à la banque de consentir un crédit à un autre client. Les dépôts permettraient les crédits. Or, cette vue n’est pas conforme à la réalité, car ce sont les crédits qui font les dépôts. » [Banque de France, La Monnaie et la Politique monétaire, 1971]
Citons le ministère des finances[2] :
« Lorsqu’elle accorde un prêt, une banque créée de la monnaie qu’elle prête à son client. On dit que les crédits font les dépôts ».
Dans le site « la finance pour tous, » réalisé par l’Institut pour l’Education Financière du Public, association agréée par le Ministère de l’Education nationale et soutenue par la Banque de France, l’Autorité des Marchés Financiers, la Fédération Bancaire Française, ainsi que de grands établissements financiers, on peut lire :
« La seconde façon pour les banques commerciales d’octroyer des crédits à leurs clients consiste justement à créer de la monnaie, c’est à dire à effectuer un prêt sans avoir les montants correspondant en ressources. »
Lord Adair Turner, ancien dirigeant européen d’une banque américaine et ancien directeur général de la confédération de l’industrie britannique, qui a présidé l’autorité des services financiers britannique de 2008 à 2013, écrit [3] : « Les banques créent du crédit, de l’argent, et donc du pouvoir d’achat ».
Enfin, voici un florilège de citations[4]
« Les banques commerciales créent de l’argent de comptes bancaires chaque fois qu’elles consentent un prêt, tout simplement en inscrivant de nouveaux dollars dans leurs livres, en échange d’une reconnaissance de dette de l’emprunteur. » [Fed de New-York]
« C’est une erreur de croire que le crédit des banques est créé par le versement d’argent aux banques [NdR : par les dépôts]. Un prêt créé par la banque constitue un ajout significatif au volume d’argent de la communauté. » [Encyclopædia Britannica, 14ème édition]
« Chacun sait inconsciemment que les banques ne prêtent pas d’argent. Quand vous prélevez de l’argent de votre compte épargne, la banque ne vous dit jamais que vous ne pouvez pas faire ça parce que l’argent a été prêté à quelqu’un d’autre. » [Mark Mansfield, économiste et auteur]
« La Banque crée de l’argent à partir de rien. » [William Paterson, fondateur de la Banque d’Angleterre, 1694]
Une dernière remarque avant de conclure.
Certains disent, d’autres croient, que la monnaie n’est pas créée mais qu’elle est simplement issue de l’épargne (les crédits ne venant dans cette vision que de l’épargne). Un raisonnement élémentaire montre que c’est tout simplement impossible. La masse monétaire M1 dans la zone Euro a été multipliée de 2000 à 2016 d’un facteur 4 en ordre de grandeur[5] sur la même période le PIB a à peine doublé[6] D’où a pu venir tout cet argent ? Sûrement pas de l’épargne générée par le PIB qui n’a pu croitre en cette proportion. Pas plus de la BCE et des banques centrales nationales qui créent essentiellement de la monnaie centrale, celle qui circule entre banques : les agents économiques n’ont pas de compte courant ouvert sur la banque centrale. Les billets de banques constituent la seule monnaie créée par les banques centrales et circulant parmi les agents économiques. Or, les billets représentent moins de 10% de la masse monétaire M1.
Ainsi, nier la capacité de création monétaire des banques, c’est simplement faire preuve de méconnaissance du sujet, voire d’obscurantisme. Une attitude tout-à-fait comparable au climato-scepticisme.
Il y a peu de vérités en économie, que les banques créent de la monnaie en est une, même si elle dérange.
2 La capacité de création monétaire des banques est limitée par des mécanismes comptables et réglementaires
Sans entrer dans les détails, il est important de noter que la capacité de création monétaire des banques est limitée.
1 Les banques doivent s’assurer de détenir un certain niveau de « capitaux propres » au regard des prêts qu’elles ont accordés (selon les règles du comité de Bâle qui fixe un seuil au ratio de solvabilité bancaire). Cela limite intrinsèquement leur capacité de prêts donc de création monétaire. En outre, il se peut que des prêts ne soient pas remboursés : les prêts qui présentent un risque sont classés « prêts non performants » (NPL) et les banques doivent constituer des provisions qui réduisent d’autant les capitaux propres. Ces NPL étaient évalués par la BCE pour les grandes banques de la zone Euro à 865 milliards d’euros à la fin du premier trimestre 2017 soit 6% du total des encours de prêts.
2. Les banques doivent en permanence faire face à des « demandes de retrait » soit de leurs clients, soit d’autres banques. A l’instant où elle n’ y arrive pas la banque est en « cessation de paiement » (dit autrement de faillite). Cette exigence de liquidité est elle aussi réglementée par des ratios (un ratio de liquidité à court terme, ou LCR pour Liquidity Coverage Requirement ; un ratio de liquidité à long terme, ou NSFR pour Net Stable Funding Ratio). Le respect de ces ratios limite les marges de manœuvre des banques. Elles doivent respecter une certaine adéquation de leurs passifs et actifs. La collecte d’épargne répond aussi à cette motivation[7].
Dans un domaine proche, le régulateur peut aussi imposer des réserves obligatoires contraignantes (ce qui n’est pas le cas en Europe en ce moment).
3 Enfin les banques sont limitées par la demande de prêts (on dit que la création monétaire est endogène, au sens où son niveau dépend de l’activité économique, et des anticipations, plus que d’une action extérieure, de type « monnaie hélicoptère » à la Milton Friedmann). Les banques centrales ont le pouvoir de hausser le niveau des taux d’intérêt à court terme ce qui, en cascade, peut affecter cette demande.
Pour conclure, la création monétaire donne aux banques un pouvoir considérable, qui explique, sans aucun doute, leur puissance économique. Nous verrons dans la suite qu’il est pourtant inutile et dangereux de les diaboliser à ce motif. Laissons cela au Faust de Goethe. En revanche, deux voies d’actions sont légitimes du fait de ce pouvoir extraordinaire. Mais rappelons d’abord les inconvénients de ce mode de création monétaire.
3 Laisser aux banques le pouvoir de création monétaire a de sérieux inconvénients
Que les banques aient le pouvoir de création monétaire a un avantage bien mis en avant : cela permet de mettre à disposition la « liquidité » dont les agents économiques ont besoin à mesure de leurs besoins. Dit autrement, cela permet de bénéficier les « vertus » du marché (l’ajustement de l’offre et de la demande à tout moment).
Les inconvénients de ce système sont néanmoins multiples.
- Il permet aux banques de disposer d’une rente considérable puisque l’argent qu’elles créent ne coûtent qu’un jeu d’écritures et qu’elles le prêtent avec un taux d’intérêt positif. Le gain qu’elles font ne s’applique cependant qu’à la création monétaire nette (puisqu’elles doivent rémunérer l’épargne qu’elle collecte).
- Il contribue à accroître les cycles économiques : quand la conjoncture est favorable les agents souhaitent s’endetter, la création monétaire augmente. Quand la conjoncture s’inverse, les agents souhaitent se désendetter ce qui détruit la monnaie, un effet anticyclique.
- L’Etat devient dépendant des « marchés financiers » qui exercent du coup une pression considérable sur ses choix, même s’ils font l’objet de décisions démocratiques ; la rigueur budgétaire est la fille de l’ordre de la dette[8].
- Il permet aux banques de développer des activités spéculatives pour compte propre (puisqu’elles peuvent créer de la monnaie pour acheter des titres de tous genres) ce qui contribue à l’instabilité financière.
- Sans régulation assez puissante, il conduit à la création de banques gigantesques (l’actif de la BNPParibas est de la taille du PIB de la France) dont le pouvoir politique devient considérable ; elles deviennent « too big too fail » et bénéficient alors d’une « sur-rente » : les prêts qu’elles accordent bénéficient implicitement de la garantie de l’Etat qui ne pourra les laisser tomber (ce qui a été constaté dans presque tous les pays lors de la crise financière de 2008 à l’exception notoire de l’Islande). Ils sont donc du coup un peu moins cher.
4 Doit-on transférer le pouvoir de création monétaire à la Banque Centrale ?
Les multiples inconvénients de la création monétaire par les banques conduisent à, proposer de transférer le pouvoir de création monétaire à la Banque Centrale, idée poussée par exemple dans le référendum d’initiative populaire en Suisse dont nous avons parlé sur ce blog.
L’idée est séduisante pour une raison morale : la monnaie étant un bien commun[9] sa création devrait être publique. Elle l’est parce qu’elle apporte une solution aux problèmes posés au point précédent.
En particulier, elle résout le problème économique posé par la charge d’intérêt considérable que l’Etat paie du fait de sa dette publique. En France, c’est le deuxième poste budgétaire, environ 50 milliards d’’euros, les taux d’intérêt étant pourtant très bas. Si une partie des dépenses publiques était financée par avance directe de la Banque Centrale, sans intérêt, à hauteur du besoin de création monétaire annuelle, sa dette serait réduite. Cette réduction serait d’autant plus considérable qu’elle croit du fait même des intérêts qui s’ajoutent au principal, par un effet boule de neige.
Dans l’article La dette publique française justifie-t-elle l’austérité budgétaire ?, les économistes Gaël Giraud, Florent Mc Isaac et Rossi Abi Rafeh ont réalisé un calcul très parlant. Citons-les : « Quel rôle l’effet « boule de neige » a t-il joué dans la croissance de la dette française ? Pour l’appréhender de manière grossière, il “suffit”’ de calculer le niveau qu’eût atteint notre dette publique sans cet effet. Un effet « boule de neige » nul depuis 1979 aurait ramené l’encours de la dette publique à 43,8% du PIB en 2008, au lieu de 67,4%. Mieux encore, si l’Etat français s’était endetté à taux nul comme il le faisait jusqu’au début des années 1970 via les avances de la Banque de France au Trésor, notre dette publique brute, aujourd’hui, eût été de 28,5% du PIB en 2011 (au lieu de 86%) toute chose égale par ailleurs. »
Pour autant je ne suis pas aujourd’hui favorable à la proposition de transférer intégralement le pouvoir de création monétaire à la Banque Centrale, et ce pour deux raisons.
- D’une part, il est impossible de déterminer à l’avance les besoins en monnaie de l’économie : i/ parce qu’on ne connaît pas la variation de sa vitesse de circulation ; ii/ parce qu’on ne connaît pas la demande de crédit qui génère un besoin de création monétaire.
- L’autre raison est politique et pragmatique. Le monde bancaire est, aujourd’hui, trop puissant et bien trop conscient des conséquences désastreuses pour lui d’une telle réforme. Elle serait donc bloquée par tous les moyens même les plus extrêmes. Les rapports de force sont trop favorables aux acteurs en place, qui ne se priveraient pas de caricaturer ce type de proposition «: « vous tuez le secteur bancaire privé », « c’est la Corée du Nord… ». Nous devons proposer des réformes plus accessibles.
5. Donner le « permis d’exploitation » aux banques sous conditions rigoureuses
Le mouvement RSE de responsabilisation des entreprises conduit à réfléchir à l’idée qu’une entreprise ne devrait pouvoir exercer son activité sans accord de fait ou de droit des citoyens et de la puissance publique[10]. Ce principe s’appliquerait de façon assez évidente aux activités très destructrices, telles les exploitations minières, ou à celles qui sont socialement sensibles comme la gestion de l’eau ou de l’énergie. Il pourrait également s’appliquer au secteur financier et en particulier aux banques : il devrait être clair que c’est à nous citoyens d’accepter que les banques exercent leur activité et en particulier puissent créer de la monnaie.
Dès lors, elles devraient se conformer à des exigences légitimes :
- ne pas devenir porteuses de risque systémique (ne pas être « too big too fail) donc accepter des réductions de périmètres si c’est nécessaire, et une limitation de leur effet de levier[11];
- ne pas bénéficier de ce pouvoir pour développer des activités sans utilité comme le trading haute fréquence ou antisociales comme certaines pratiques spéculatives (sur les matières premières agricoles par exemple) ;
- financer les activités socialement utiles et ne pas financer celles qui ne le sont pas.
Il est légitime en particulier de les inciter voire les contraindre à cesser de financer les activités dont on peut démontrer qu’elles sont dangereuses pour la stabilité du climat (mais aussi pour la santé, la biodiversité et l’environnement).
Le récent rapport du secours catholique, La finance aux citoyens, fait plusieurs propositions qui vont dans ce sens. Il a aussi l’immense mérite d’être écrit pour les citoyens et de proposer qu’ils se réapproprient ces questions.
J’insiste ici sur l’une des propositions du rapport (B3 p133) : imposer un« bonus-malus » au ratio de solvabilité[12], bonus pour des projets « verts » malus pour des projets « bruns ». Ce type de mécanisme aurait l’immense avantage d’orienter vers la transition écologique les financements bancaires (70% du financement de l’économie en Europe).
Les mesures proposées dans le rapport La finance aux citoyens
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Conclusion
Les banques créent de la monnaie. Ce pouvoir extraordinaire leur est concédé de fait par la société. Il est indispensable qu’il soit limité contrôlé beaucoup plus rigoureusement qu’aujourd’hui et qu’il soit utilisé dans le sens du bien commun.
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