Votation « Monnaie pleine » en Suisse. 1/2 – Comprendre les données du débat

Nous savons que la monnaie scripturale (85 % de la monnaie en circulation[1]) est créée par les banques commerciales (privées ou publiques), contrairement aux billets qui le sont par les banques centrales. Cette organisation n’est pas sans inconvénients, dénoncés par des économistes comme Irving Fisher et Maurice Allais (le premier « prix Nobel » d’économie français), l’association Positive Money, l’association Chômage et Monnaie… et les promoteurs de l’initiative « monnaie pleine » en Suisse (dont je vous invite à visiter le site qui dispose d’analyses, d’outils pédagogiques et d’engagement). Cette initiative, possible en Suisse, du fait de sa tradition de démocratie directe et parce qu’elle a gardé sa monnaie et sa banque centrale (contrairement à la France et aux pays de la zone Euro, où cette initiative serait morte née du fait des traités européens) est passionnante et très utile à plus d’un titre.

Elle permet, en particulier, aux citoyens de débattre de la monnaie, une question économique fondamentale. Le pouvoir de création monétaire peut sembler proprement « magique» : il consiste à créer ex nihilo un pouvoir d’achat. En période de « disette budgétaire » et de fins de mois difficiles pour beaucoup, c’est un sujet qui concerne tout le monde. Que l’attribution et le contrôle de ce pouvoir soient l’objet de discussions conduisant à un vote est donc une excellente chose en soi.

Pour autant, cette initiative est attaquée violemment sur trois fronts :

  • par les banquiers d’abord qui craignent une atteinte massive à leur pouvoir et à leurs revenus ;
  • par les autorités monétaires, en général conservatrices et qui, malheureusement, défendent les intérêts des banques ;
  • enfin par des économistes[2] qui voient d’un mauvais œil la paternité de Maurice Allais voire celle de Milton Friedmann, promoteur de la « monnaie hélicoptère », tous les deux considérés comme libéraux, donc infréquentables.

Si je ne partage pas les critiques ci-dessus, cela ne signifie pas que l’initiative soit … exempte de toute critique, ce que nous évoquerons dans un deuxième post.

Quelques rappels sur la création monétaire

Sur le fond, la création monétaire est un sujet tabou, mal compris. Que la monnaie puisse être créée ex nihilo est souvent nié même par des économistes. Heureusement, parmi d’autres, des économistes de la Banque centrale d’Angleterre ont fait un travail très éclairant sur le sujet. Plusieurs points essentiels sont à retenir.

  • Depuis la fin de l’étalon or par Richard Nixon en 1971, la monnaie « moderne » est inconvertible en or et ne repose plus sur une garantie « physique », mais sur la seule confiance de ceux qui s’en servent.
  • La monnaie est créée par les banques quand elles accordent des prêts ou qu’elle acquièrent des titres financiers (ou plus généralement des actifs), et détruite dans les cas inverses (remboursements de prêts et cession d’actifs). Si les manuels insistent beaucoup sur les prêts (en rappelant l’adage selon lequel ce sont les prêts qui font les dépôts et non l’inverse[3]), il ne faut pas oublier le cas des titres et des immeubles (des postes importants du bilan des banques) dont les banques font également l’acquisition par création monétaire. On se représente alors mieux le pouvoir considérable qui leur est ainsi octroyé.
  • La création monétaire n’est pas pilotée directement par la banque centrale. La théorie du multiplicateur monétaire, selon laquelle la monnaie de second rang (celle créée par les banques commerciales) serait un multiple de la monnaie centrale que doivent détenir les banques dans leur bilan est fausse. La banque centrale, dans le système actuel, n’a qu’une action indirecte sur la monnaie en circulation, et ce par le biais des instruments dont elle dispose (taux d’intérêt, réserves obligatoires) ou par les ratios dont elle a la responsabilité du contrôle (ratios de liquidité, de solvabilité et de levier)
  • Il faut bien séparer les crédits créateurs de monnaie de ceux qui ne le sont pas. Tout crédit accordé par une banque de commerciale est créateur de monnaie (et tout remboursement de crédit destructeur de monnaie), mais pour les banques dans leur ensemble la création monétaire est égale à la différence entre les crédits accordés et l’épargne collectée (y compris les comptes courants). Par ailleurs, les établissements de crédit non bancaire (comme par exemple Cofinoga), ne peuvent pas créer de la monnaie : ils ne peuvent prêter que ce qu’ils ont emprunté ou l’épargne qu’ils ont collecté.  C’est aussi le cas des fonds d’investissement. Ils disposent de ce fait d’un compte sur une banque[4], qui doit être approvisionné pour pouvoir procéder au décaissement occasionné par un prêt ou par toute autre opération.
  • Enfin, bien évidemment, cette création monétaire est encadrée par les « régulateurs » qui la limitent en imposant des ratios (au sein des pays du G20 ce sont les règles édictées par le comité de Bâle (abrité par la BRI) qui s’appliquent via les lois et règlements nationaux qui en découlent dans chaque pays.

Ces remarques sont importantes pour pouvoir évaluer les marges de manœuvre financières dont on peut espérer disposer par la création monétaire, qui pourraient être bien utiles dans la situation actuelle de surendettement des agents économiques publics et privés. C’est ainsi qu’Adair Turner préconise le recours à la création monétaire de la Banque centrale pour réduire cet endettement. Dans la même logique, la FNH a proposé un plan de financement par création monétaire des investissements nécessaires à la transition écologique. Et nous avons proposé sur ce blog un Green Quantitative easing.

100% money : de quoi s’agit-il ?

La distinction entre crédit créateur de monnaie et crédit qui ne l’est pas, est aussi cruciale car on pourrait concevoir un système dans lequel les banques commerciales ne sont en fait que des établissements de crédits, non créateurs de monnaie. Dans ce cas, tout en continuant à exercer leur métier de prêteur, elle ne prêteraient que l’argent collecté. La banque centrale serait la seule autorisée à créer de la monnaie ex nihilo. C’est le principe du 100% money, proposé par Irving Fisher et Maurice Allais, et celui de monnaie pleine, proposé au référendum suisse. Cette « nationalisation de la monnaie », ne serait cependant en rien une nationalisation du crédit. De même, la  banque centrale ne se transformerait pas en distributeur du crédit. Le crédit, l’analyse des dossiers et la décision de prêt resteraient l’apanage des banques commerciales.

Où en est l’initiative populaire Fédérale Suisse sur la monnaie pleine ?

En Suisse, une initiative populaire fédérale est une procédure permettant aux citoyens de modifier la Constitution fédérale.

1. Un groupe de citoyen propose soit une suggestion générale de modification de la constitution un texte, soit un texte pré-rédigé. C’est cette dernière option qui a été choisie par l’initiative monnaie pleine (télécharger le texte de l’initiative).
2. Ensuite, les promoteurs de l’initiative doivent recueillir  100 000 signatures d’électeurs en 18 mois. Puis le Parlement se prononce sur la validité de l’initiative au regard du droit (et non pas sur le fond).
     => L’initiative monnaie pleine a passé ces étapes : elle sera donc être soumise à la votation  le 10 juin 2018.
Le Conseil fédéral et le Parlement peuvent donner un avis / une recommandation de vote aux citoyens (ou font une contreproposition).  Ils ont recommandé de rejeter l’initiative monnaie pleine (Le Conseil national a rejeté l’initiative par 169 voix contre 9 et 12 abstentions, le Conseil des États par 42 voix contre 0 et 1 abstention).
4. Pour être acceptée, l’initiative doit obtenir lors de la votation la majorité du peuple et celle des cantons (on parle aussi de « double-majorité »).

Retrouvez toutes les informations sur l’initiative Monnaie Pleine sur le site du Conseil Fédéral Suisse ainsi que tous les outils pédagogiques et notamment de nombreuses vidéos sur le site des promoteurs de l’initiative.

Les avantages et inconvénients du système existant reposant sur la monnaie d’endettement.

Que les banques aient le pouvoir de création monétaire a un avantage bien mis en avant : cela permet de mettre à disposition la « liquidité » dont les agents économiques ont besoin à mesure de leurs besoins. Dit autrement, cela permet de bénéficier des « vertus » du marché (l’ajustement de l’offre et de la demande à tout moment). Et, il est bien exact que les banques centrales sont incapables pour plusieurs raisons assez fondamentales de déterminer la quantité de monnaie en circulation. Nous y reviendrons.

Les inconvénients de ce système sont, cependant, multiples.

  • Pour que de la monnaie soit créée (ce qui est nécessaire), il faut qu’un agent économique s’endette. Ce besoin macroéconomique fondamental n’est donc satisfait qu’au prix très lourd, l’endettement étant aujourd’hui un des talons d’Achille de nos économies.
  • Le système existant permet aux banques de disposer d’une rente considérable puisque l’argent qu’elles créent ne coûtent qu’un jeu d’écritures et qu’elles le prêtent avec un taux d’intérêt positif. Le gain qu’elles réalisent ne s’applique, cependant, comme montré plus haut qu’à la création monétaire nette (puisqu’elles doivent rémunérer l’épargne).
  • Il contribue à accroître les cycles économiques. Quand la conjoncture est favorable les agents souhaitent s’endetter, la création monétaire augmente : c’est un effet procyclique. Quand la conjoncture s’inverse, les agents souhaitent se désendetter ce qui détruit de la monnaie et accentue la baisse de l’activité économique.
  • Il permet aux banques de développer des activités spéculatives pour compte propre (puisqu’elles peuvent créer de la monnaie pour acheter des titres de tous genres) ce qui contribue à l’instabilité financière
  • Sans régulation assez puissante, le système existant conduit à la création de banques gigantesques (l’actif de la BNPParibas est de la taille du PIB de la France) dont le pouvoir politique devient considérable ; elles deviennent « too big too fail » et bénéficient alors d’une « sur-rente » : les prêts qu’elles accordent bénéficient implicitement de la garantie de l’Etat qui ne pourra les laisser tomber (ce qui a été constaté dans presque tous les pays lors de la crise financière de 2008 à l’exception notoire de l’Islande).
  • A l’inverse, l’Etat dépend fondamentalement des banques et des marchés financiers pour se financer ; sa politique budgétaire en est fortement contrainte, même quand il serait utile qu’elle soit active (en cas de récession ou comme en ce moment de besoins de financer les investissements de la transition écologique). Cet « ordre de la dette » s’est construit méthodiquement depuis l’après-guerre comme l’a montré le sociologue Benjamin Lemoine  et nous le considérons maintenant comme fatale.

Dès lors, on comprend l’idée d’ôter aux banques ce pouvoir « exorbitant » et de le rendre à la banque centrale. C’est l’idée de 100% money ou de monnaie pleine. Le prochain post sera consacré aux critiques de cette idée.

 

Pour finir une vidéo qui explique très bien de mon point de vue les enjeux de la création monétaire suscités par l’initiative monnaie pleine. Elle est réalisée par le youtubeur de la chaîne Heur?eka que je vous invite vivement à aller visiter (au menu, vulgarisation sur l’économie, la finance, l’écologie et le lien entre tout ça).

 

Alain Grandjean

Notes

[1] Au 31/12/2017, le montant des billets en circulation dans la zone Euro s’élevait à 1171 milliards (Source : Banque de France) pour une masse de monnaie en circulation (M1) de 7748 milliards (Source : BCE)
[2] Voir par exemple l’article d’Henri Sterdyniak Monnaie pleine, la votation du 10 juin 2018.
[3] Ce qu’il est nécessaire de rappeler car les banquiers présentent leur métier comme étant un métier de transformation (d’épargne en prêt, et de maturité courte en maturité plus longue).
[4] Il est important de comprendre ce qui peut sembler un détail, mais qui est la caractéristique d’une banque : elle peut tirer des chèques ou virer de l’argent « sur elle même » (sans compte bancaire sur elle-même) alors qu’un agent non bancaire (entreprise, ménage ou institution financière non bancaire) doit toujours avoir un compte bancaire pour transférer de l’argent. C’est une manière de visualiser le fait que la banque crée de l’argent ex nihilo.

5 réponses à “Votation « Monnaie pleine » en Suisse. 1/2 – Comprendre les données du débat”

  1. Avatar de Raymond Zaharia

    Merci, Alain, pour cet article qu’à juste titre… j’attendais avec beaucoup d’intérêt !

  2. Avatar de Jean Bayard

    Merci d’avoir ouvert ce débat auquel je me permets d’ajouter le lien vers un texte que j’ai remis il y a 2 ans à Initiative Monnaie pleine. Il se trouve sur mon site à l’adresse suivante :

    http://www.bayard-macroeconomie.com/monnaiepleine.html

    J’attends avec beaucoup d’intérêt la deuxième partie de ton post.

    Amitiés

  3. Avatar de Raymond Zaharia

    Salut Alain !
    Voir ce commentaire, (certes un peu tardif…), sur les résultats de la « votation » du 10 juin:
    http://france-alter.info/IMP_Suisse_10juin.htm
    Ramond

  4. Avatar de Andre Teissier du Cros

    Merci pour cet exposé très clair.
    Comité Bastille
    38 Rue du Peirou, 30170 St Hippolyte du Fort

  5. […] d’une part, de la rupture par Richard Nixon, le 15 aout 1971, du lien entre une once d’or et 35$. L’abandon des accords de Bretton Woods, suivi de l’adoption de taux de changes […]