Edit 28 mars 2016 : Une page dédiée au « green QE » est désormais accessible pour en savoir plus sur notre appel ou pour soutenir l’initiative.
Edit du 31 mars : Une tribune co-signée de plusieurs économistes prolonge le raisonnement et appelle les gouverneurs de la BCE à agir au plus vite. A lire sur La Tribune.
Mario Draghi a sorti jeudi 10 mars l’artillerie lourde en amplifiant le QE (taux de refinancement passé à zéro, alourdissement du programme de rachat d’actifs de 20 milliards d’euros de plus chaque mois, octroi de nouvelles liquidités aux banques si elles distribuent plus de crédit…) ; preuve d’une peur compréhensible de la déflation qui s’installe apparemment inéluctablement. Les marchés ne semblent pas convaincus de l’efficacité d’une telle politique…Nous non plus.
Le QE de la BCE ne marche pas et il est dangereux[1]. Nous avons déjà expliqué pourquoi dans nos chroniques[2] et nous le regrettons (quoique[3]) d’autant qu’il s’agit, pour nos banquiers centraux, de l’idée de la dernière chance, la plus « non conventionnelle », destinée à éviter la trappe à liquidité dans laquelle l’Europe plonge à toute allure, relancer l’économie réelle (l’emploi surtout), justifier le chapeautage d’institutions européennes dont la légitimité approche le zéro absolu[4]…bref, sauver l’Europe de la crise économique et souveraine.
Dogmes économiques et politiques monétaires
Ce QE ne marche pas parce qu’il repose sur plusieurs idées fausses, dérivées de dogmes économiques[5] dont nos économistes français et européens sont friands :
- ils croient qu’augmenter les facilités de caisse des banques augmente mécaniquement les crédits à l’économie réelle, sans tenir compte du contexte plus que morose dans lequel l’austérité budgétaire tous azimuts a plongé les entreprises européennes. On peut amener l’âne au puits, pas le forcer à boire…
- Ils croient encore que seule l’absence de déficit dans les comptes publics peut redresser l’économie d’un pays et imposent donc l’austérité budgétaire à tous les états de l’Union, notamment un objectif de déficit à 3% du PIB sorti d’un chapeau magique[6] et imposé par des technocrates non élus à la faveur d’un chantage à la faillite via le pacte de stabilité budgétaire.
- Ils croient que revenir à des taux de croissance économique tels qu’on les avait pendant les 30 glorieuses est un objectif désirable et atteignable, sans vouloir comprendre que cette même croissance cache des réalités économiques et sociales dramatiquement variées et, telle qu’elle, détruit les bases même de l’économie (l’énergie et les ressources)[7]
- Plus drôle encore, ils croient que les crises financières n’existent pas (Voir le dossier sur la macro-économie de Gaël Giraud, ici et là) et se permettent donc de jouer avec le feu en gonflant les capacités de jouer à l’hypercasino de la finance déjà démesurés (48 000 milliards de notionnel de dérivés pour la seule BNP[8]) des banques, ce qui crée des bulles à tout va, dans un contexte fragile où les « tâches solaires » peuvent rapidement entraîner l’ensemble de la finance au tapis, sans avoir assuré les arrières des contribuables, bien au contraire[9].
Pour un financement de la transition par création monétaire
Non seulement il est hautement discutable que les objectifs de la BCE (Relance du crédit, retour à l’inflation de 2%…) méritent cette artillerie lourde et la prise de risque associée, mais c’est sur ces critères même que la politique de QE de la BCE est un échec total. Il est donc urgent de stopper cette machine inutile et dangereuse (qu’on appellera ici le QE « conventionnel ») même si elle a permis de sauver l’euro au moment de la crise financière née en 2008. Il est temps aussi de sortir de l’ornière dogmatique dans laquelle nous sommes entraînés contre notre gré et lancer des politiques monétaires réalistes mais surtout efficaces.
Nous pensons :
- Que les politiques monétaires devraient servir prioritairement des objectifs tels que l’emploi et la transition vers une économie plus durable et non pas la lutte contre l’inflation
- Que les politiques monétaires non-conventionnelles ne doivent pas alimenter de bulles sur les marchés financiers qui comportent eux-mêmes des risques majeurs de déstabilisation de l’économie.
- Qu’il faut donc bien mieux réglementer l ‘activité bancaire, en particulier en séparant leurs activités de marché de leurs activités de dépôts et de prêts et en faisant vraiment la chasse aux paradis fiscaux (voir les 6 billets du dossier sur la séparation bancaire)
- Que la limite de 3% de déficit de Maastricht n’a pas de sens dans un contexte de déflation, où la monnaie est surabondante mais où manquent cruellement les projets à financer parce qu’ils butent sur cette contrainte, côté secteur public, et sur la situation de déflation côté secteur privé.
- Que financer la croissance économique et la consommation « à l’ancienne » est contre-productif dans le contexte de l’anthropocène : cela empire notre dépendance aux fossiles donc à ses exportateurs et notre empreinte écologique globale dans un monde où les poissons, les terres agricoles, les métaux rares, l’eau, l’air propre, les endroits simplement vivables (ce que nous font comprendre les réfugiés climatiques) se font de plus en plus rares.
- Que donc, il est urgent de lancer un grand plan de financement de la transition écologique en fléchant le QE actuel non pas vers les banques ou les marchés financiers mais vers les projets verts des entreprises et des collectivités publiques sans que les dépenses correspondantes soient, dans ce cas, comptabilisées dans les « déficits publics standards » mais isolés de manière explicite, sorties du carcan Maastrichtien et bien sûr encadrées selon des règles intelligentes.
Un tel Green QE permettrait : un choc de relance de l’emploi (non délocalisable) et de l’activité économique verte, une réduction du risque financier systémique, un retour à une inflation limitée (tout à fait maîtrisable via les politiques monétaires conventionnelles[10], aucun risque de l’effet brouettes de billets façon « Weimar/Zimbabwe »), une relégitimation politique du projet européen par des usages créatifs et non néo-libéralement biaisés des outils de gouvernance.
Créer de la monnaie pour financer la transition écologique à hauteur de milliers de milliards d’Euros : un tel Green QE est faisable techniquement, légalement[11] et politiquement. Voilà des années que nous (avec la FNH entre-autres) militons pour un tel plan de financement, voir la campagne de 2011 « Financer l’avenir sans creuser la dette » et voir le livre C’est maintenant (écrit par Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean en 2009)
Les différentes formes de QE alternatifs et la campagne « QE pour le peuple »
Nous ne sommes pas les seuls à le penser. De nombreux économistes ont documenté et proposé des politiques de QE différentes de celles pratiquées par nos dirigeants.
- Le « strategic QE » de la New Economics Foundation, par Richard Werner, qui vise à financer directement les investissements publics comme la santé, l’éducation, les investissements de la transition via le QE
- Le green QE, proposé par Victor Anderson et soutenu par plusieurs eurodéputés, qui propose un plan de financement de la transition et des méthodes de sélection des projets « verts »
- Le rapport Recovery in the Eurozone, de Franck Van Lerven, support entre autres de la campagne QE4people, qui ne tranche pas entre les deux dernières options et en ajoute une troisième, celle du financement direct de la consommation des ménages par le QE
- Le plan Juncker, inspiré par le projet SFTE, issu de la campagne FNH « financer l’avenir sans creuser la dette », même si ce plan manque sérieusement de souffle
- France Stratégie a poussé en 2015 une initiative de financement monétaire des investissements bas-carbone en Europe, sur une idée initiale de Michel Aglietta et de Jean-Charles Hourcade, qui passe par la création d’actifs éligibles au rachat par la BCE,
- Plusieurs autres dont beaucoup sont documentées dans la partie « publication » du site de Positive Money, une association dédiée à la souveraineté des politiques monétaires. De nombreuses ressources en français existent pour comprendre ces problématiques. Voir les sites « monnaie honnête », « chômage et monnaie », « financer l’avenir», « Projet SFTE » et leurs nombreux « liens utiles ».
Une campagne de Positive Money rassemble depuis peu ces différentes propositions et cherche à sensibiliser les élus, les gouverneurs de la BCE et les citoyens sur ces alternatives : la campagne QE4people, QE pour le peuple en bon français.
Soutenue par 3 eurodéputés, la campagne a donné lieu à une passionnante table ronde au parlement européen à Bruxelles le 17 février 2016, dont la version sous-titrée FR est en cours de production et dont le compte rendu FR est disponible ici. La vidéo de la conférence est à voir ci-après (pour les anglophones).
Chroniques de l’anthropocène rejoint céans cette initiative, aux côtés du collectif Roosevelt, du mouvement SOL, de Jean Gadrey et des 75 autres économistes signataires de l’appel et se donne pour objectif de participer à documenter et pousser un Green QE qui remplacerait au plus tôt le QE conventionnel de la BCE.
Nous invitons toutes les bonnes volontés qui veulent participer à ce projet à nous contacter ici, nous lançons un groupe de travail sur le thème du Green QE, ainsi qu’un espace dédié sur le site des Chroniques de l’anthropocène, sous l’onglet « comment agir ».
Les eurodéputés peuvent reprendre la main sur les politiques monétaires. Encore faut-il que l’opinion et la société civile les y enjoignent et les soutiennent !
L’équipe des Chroniques de l’anthropocène[12]
- Signer la pétition Positive Money
- Rejoindre le groupe Green QE
- Sensibiliser vos parlementaires (en)
- Découvrir le mouvement international pour une réforme monétaire
Annexe 1 : Vidéo (anglais) de la conférence QE for People au parlement européen.
Annexe 2 : Le communiqué de presse envoyé aux journalistes que nous connaissons, le 12/03/2016
Notes :
8 réponses à “Flécher le QE de la BCE vers la transition verte : un « Green QE » pour reconstruire l’Europe”
Bravo Alain pour ces rappels documentés à la raison , pour paraphraser Carville , « it s NOT the economy, stupid ! », it s the project that matter ….
A noter aussi Les propositions de financement développées dans le livre « H2 la transition énergétique en marche » , qui sont exactement sur la même dynamique. Merci pour l action 🙂 !!!
PEF
merci PEF! nous allons le mentionner, et je te tiendrai au courant des retours, bien à toi . AG
Le fléchage vers les investissements permettant la transition – et en particulier ceux qu’il faut lancer dès maintenant si l’on veut garder une chance d’atteindre les objectifs ambitieux de baisse des émissions de gaz à effet de serre (ambitieux mais (i) nécessaires, (ii) ambitieux aux yeux des décideurs, peut-être un peu moins aux yeux de la planète …) – doit donner une valeur suffisante aux économies d’émissions qu’ils permettent.
Aujourd’hui des projets de transition ne se trouvent pas tant bloqués par manque de financement disponibles dans l’absolu (d’après des avis autorisés, « de l’argent, il y en a plein ») que parce qu’ils sont jugés « non bancables » : rentabilité jugée trop faible par les intermédiaires financiers ; rentabilité venant trop tard au regard des standards de plus en plus court-termistes ; jugés trop risqués car dépendant in fine de la volonté des Etats à mettre en place les politiques de transition. Sur ce dernier point les Etats pourraient le faire en particulier en s’engageant de manière crédible sur des objectifs de réduction de long terme et sur une trajectoire de prix (ou un corridor, je suis ouvert :)) du carbone.
Des mécanismes monétaires permettant de diriger les financements non seulement vers l’économie réelle mais surtout vers des projets de transition seraient donc plus que bienvenus.
D’une certaine manière, cela revient à transférer à la BCE les objectifs climatiques de l’Europe. Pourquoi pas, si on considère qu’elle est au service de l’Europe plutôt que du système financier), en adjoignant à son objectif de maintien de l’inflation à 2% un autre objectif quantitatif « la baisse de 80% des émissions de gaz à effet de serre »….ce qu’elle pourrait faire en rachetant des actifs dont la valeur est indexé sur les baisses d’émissions permises.
PS: Et ne pas oublier de réformer le système financier pour éviter que l’intermédiaire à faible valeur ajoutée entre la banque centrale et le porteur de projet ne transforme de l’argent « gratuit » en financement trop couteux.
@Guillaume
merci de votre commentaire; je pense en effet que la BCE doit intégrer dans son mandat ce type d’objectifs, on y vient doucement, puisque le patron du FSB (et de la banque centrale d’angleterre) a reconnu que les risques liés au chgt climatique sont à intégrer dans l’analyse du risque financier; bien sûr il faut des incitations « carbone » (cf mon post sur le sujet); mais il faut aussi décoincer les règles budgétaires en europe et ce de manière cohérente avec les enjeux de la transition, bien à vous. ag
Très bonne initiative, bravo pour tout ce travail, on va peut-être enfin arrêter de marcher sur la tête avec ce QE stupide de Draghi.
Aussi, je signe l’appel des deux mains.
MAIS il y a quand même un MAIS, et même deux :
1) L’Europe actuelle est une catastrophe, et ça n’est pas avec cette louable initiative qu’on va la réformer de fond en comble comme il le faudrait. D’ailleurs, elle essaye à toute force de faire passer le vicieux TTIP/PTCI/TAFTA.
2) Plus vous faites de la création monétaire ex-nihilo, plus vous augmentez la pression sur la biosphère, n’est-ce pas absolument évident ?
La seule création monétaire vertueuse, voulez-vous que je vous dise ce qu’elle serait ?
C’est l’instauration, par l’ONU, d’une monnaie complémentaire écologique mondiale indexée sur la biomasse des terres émergées.
Par quel miracle ? Grâce à un vaste mouvement planétaire de centaines de millions de « citoyen(ne)s du monde » qui s’exprimeront au moyen d’une pétition-manifeste. La plateforme idéale existe, c’est Weroes.com. Rendez-vous au Forum social mondial FSM 2016. Car nous sommes tou(te)s sans exception sensibles à la question de l’alimentation et à celle du travail.
Sur la question du dérapage climatique en cours, de plus en plus de gens comprennent qu’il faut agir dès maintenant, sans attendre que l’accord obtenu par la COP 21 commence à produire des effets. Sinon, on est cuits car c’en est fini de l’agriculture et de la biodiversité, les pauvres mourront par centaines de millions, et les riches vivront dans des bunkers climatisés. Allons-nous accepter cela ? Non, non, et non ! Nous pouvons inverser la tendance, cela ne tient qu’à nous.
Voir : https://blogs.mediapart.fr/helenenivoixlapostenet/blog
Addendum : Car la biomasse piège le CO2, il s’agit donc d’opérer une réorientation complète de l’agriculture mondiale. L’initiative 4 pour 1000 va tout à fait dans ce sens (4p1000.org).
Une réserve : Axer une politique sur la création d’emplois n’a aucun sens. Ce qui compte, c’est de créer de la valeur ajoutée afin de permettre aux hommes d’en profiter. Si les emplois sont nuisibles, comme c’est trop souvent le cas, ou simplement s’ils ne servent à rien d’autre qu’à enlever la disponibilités de ceux qui les occupent, en les empêchant de faire des taches bien plus utiles, c’est idiots. Détruisons Paris, cela créera des millions d’emplois pour le reconstruire, même en moins bien, mais pour quel intérêt ?
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