« Non ce n’était pas mieux avant », « Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez » ces deux livres récents[1] mettent en évidence, statistiques convaincantes à l’appui, que la condition humaine (il s’agit bien d’une vision mondiale) a fait des progrès gigantesques, notamment dans les derniers siècles. L’économiste Jean Gadrey, quant à lui, vient d’écrire dans deux billets successifs que le monde va mieux selon certains critères, et bien mal selon d’autres. Le constat des progrès est en général posé avec le but louable de contrer le pessimisme ambiant (dont on peut penser qu’il coupe les ailes à un engagement plus que jamais nécessaire[2]) et de redonner de l’optimisme ou de l’espoir[3].
Il est pourtant difficile de rester optimiste et même seulement « raisonnablement confiant » face à l’étendue de la crise écologique… que cite bien sûr Jean Gadrey dans son deuxième post. La « Grande Accélération »[4] (voir encadré ci-après) semble plutôt présager un effondrement de notre civilisation, ce que tentent de démontrer les « collapsologues », selon le terme proposé par Pablo Servigne et Raphaël Stevens… Partant de la conviction que l’effondrement est maintenant inévitable, ils apportent surtout des recommandations sur l’attitude à adopter dans un tel contexte.
La « Grande Accélération » En 2015, des chercheurs de l’IGBP (International Geosphere-Biosphere Programme) et de l’Université de Stockholm ont publié dans The Anthropocene Review un tableau de bord de 24 indicateurs planétaires. Ceux-ci mettent en évidence la « Grande Accélération » : à partir des années 50, les indicateurs relatifs aux activités humaines (croissance économique, population, transport, consommation d’énergie, usage de l’eau etc.) connaissent une croissance exponentielle. Il en va de même pour les indicateurs qui traduisent les modifications du système planétaires consécutives aux activités humaines : hausse des émissions de gaz à effet de serre (GES), acidification des océans, déforestation, dégradation de la biodiversité etc. >Source : The Great Acceleration Pour en savoir plus consultez, le site de l’IGBP sur lequel vous pourrez télécharger les données en format excel, le powerpoint de présentation de chaque indicateur ainsi que le papier de recherche dont le tableau de bord est issu |
Y a-t-il contradiction dans les termes ? Faut-il « choisir son camp » entre deux visions du monde ? Ce post vise juste à montrer que les progrès, évoqués dans les livres cités plus haut, et exposés de manière rigoureuse par exemple par Angus Deaton (« prix Nobel » d’économie) dans son excellent livre La grande évasion [5] se sont faits tout simplement « sur le dos de la nature ».
Les « optimistes » sont souvent mal informés de la réalité des dégâts écologiques et/ou survalorisent les progrès environnementaux. Jacques Lecomte, par exemple, évoque le développement accéléré des énergies renouvelables sans voir qu’il est loin de suffire pour réduire les émissions de gaz à effet de serre qui continuent à croître. Johan Norberg, climato-sceptique[6], cite les progrès en matière de pollution locale, bien réels dans les pays « développés » dont les villes sont plus propres que pendant le Moyen-Age ou la révolution industrielle.
Aucun ne voit l’effondrement de la biodiversité, l’accélération de la pollution marine, les désastres écologiques croissants et apparemment ingérables dus aux mégalopoles, la toxicité qui désormais gagne même les lieux les plus « sauvages » de la planète, ou encore le fait que le changement climatique en cours va conduire à des désastres face auxquels il sera difficile de s’adapter, en particulier pour les plus démunis (et à terme pour tous).
Aucun ne cite l’accentuation des inégalités sociales, qui pourrait être précurseur d’un monde à deux vitesses : une toute petite minorité de très riches capables de s’adapter à une planète appauvrie, et une grande majorité retombant dans la misère.
Les progrès cités sont bien réels
Sans les paraphraser ni refaire ici la démonstration, je vais me limiter à rappeler les domaines cités par nos auteurs :
- la hausse de l’espérance de vie à la naissance, et la régulation démographique (nombre d’enfants par femme),
- l’amélioration de la santé,
- la hausse du niveau d’instruction et d’alphabétisation (et l’augmentation de l’âge à partir duquel les enfants travaillent),
- la réduction de la famine et de l’extrême pauvreté,
- l’amélioration de la qualité de l’eau, de l’hygiène et de l’assainissement,
- la conquête des libertés individuelles et de l’égalité des droits,
- la réduction de la violence.
Dans ces domaines les statistiques sont parlantes et je crois reconnues[7]. Je me contenterai ici de recommander aux lecteurs d’y jeter un œil, pour se faire leur opinion.
NB Les progrès cités ne sont appréhendables et visibles que pour le monde dans son ensemble au niveau global et dans une perspective longue au plan historique. Pour certains pays malheureusement, la situation de misère reste tragique ; dans d’autres (comme les Etats-Unis, par exemple) on peut observer des régressions.
Six facteurs déterminants des progrès de la condition humaine »
Si les causes de ces progrès sont bien sûr objet de discussions, on peut citer sans risque d’erreurs ou d’oublis grossiers six facteurs déterminants :
1-La remarquable capacité de coopération de l’espèce humaine.
Si cette capacité a conduit l’humanité à créer des œuvres collectives exceptionnelles, des pyramides égyptiennes aux travaux du GIEC en passant par les cathédrales gothiques, elle nous a également permis de devenir le prédateur le plus dangereux que la Terre ait porté. Il est par exemple maintenant scientifiquement prouvé que les « grands mammifères » ont disparu de notre fait au quaternaire tardif[8].
2-Les progrès scientifiques et plus généralement ceux de nos connaissances.
Les progrès de la science à partir de la découverte de la méthode expérimentale sont fantastiques. Qu’on pense simplement à l’anatomie[9] (dont les progrès si globalement bénéfiques de la chirurgie), à la découverte des microbes et des virus, puis plus tard des anesthésiants. On reparlera plus loin de l’exemple de la mise au point de la synthèse de l’ammoniac et des nitrates, dont le rôle a été essentiel dans la disparition de la famine. Mais il ne faut non plus oublier la découverte de l’hygiène par exemple qui est de l’ordre de la connaissance.
3-La démocratie et les progrès des droits de l’Homme.
Ils sont issus d’une prise de conscience et d’une diffusion progressives de valeurs « humanistes », débouchant sur des droits universels de l’homme dont la face la plus évidente est la valeur intrinsèque apportée à la personne humaine, valeur absolument pas reconnue « aux débuts de l’histoire humaine ». Ce mouvement s’étend aujourd’hui aux droits des enfants ; on peut penser qu’il s’étendra aux droits des êtres vivants, voire des écosystèmes ; mais ce n’est pas le cas aujourd’hui dans les faits.[10]
4-La création d’institutions (aux différents niveaux du local au mondial) qui permettent, d’accélérer la circulation de l’information, sa transparence et celle des processus de décision
Grâce à cela, les « protocoles » de lutte contre les « problèmes de toute nature » et la recherche pour y remédier deviennent de plus en plus efficaces. Citons le cas des épidémies où la coopération mondiale a depuis des décennies permis d’éviter des catastrophes comme la grippe espagnole qui a fait à la fin de la première guerre mondiale entre 30 et 50 millions de morts.
5-Le déploiement de technologies qui améliorent le confort humain via le recours généralisé aux machines
(puis à l’intelligence artificielle en passant par les automates et les robots) dans la production de biens et services et dans le quotidien.
6- L’accès à l’énergie nécessaire pour ce déploiement.
Depuis le début de la révolution industrielle, l’accès croissant à une énergie abondante et peu chère a mené à la consommation « sans limites » de ressources naturelles (puisque l’énergie est nécessaire pour extraire et transformer les dites ressources) ainsi qu’au développement de pollutions de plus en plus difficiles à maîtriser et dont les effets sont de plus en plus difficiles à réparer. Qu’on imagine remplacer les abeilles (et demain tous les pollinisateurs) par des drones est l’indice d’une perte de bon sens qui en dit long sur la distance que nous avons prise par rapport à la nature…
Consommation d’énergie et destruction de nature : les vrais « coûts » des progrès humains
On pourrait être tenté en première analyse de mettre en avant dans cette description synthétique la victoire de l’esprit humain, des Lumières en quelque sorte. Nous allons voir qu’il y a en fait une articulation étroite entre les deux derniers facteurs et les quatre premiers[11].
Premier exemple : l’abolition de l’esclavage[12].
Selon les cours d’histoire classiques, l’esclavage a été aboli en Occident sous la pression des mouvements humanistes. Mais il a été mis en évidence par l’historien Jean-François Mouhot[13] que, sans la possibilité de remplacer la main d’œuvre humaine gratuite par des machines pouvant produire beaucoup plus et progressivement « à pas trop cher » (des esclaves énergétiques pour reprendre l’expression de Jean-Marc Jancovici), la fin de l’esclavage en France aurait été repoussée (Napoléon l’a d’ailleurs rétabli peu de temps après sa première abolition en France, pour des raisons économiques).
Dans cette vidéo, le cycliste Robert Förstemann montre l’effort physique nécessaire pour accomplir le « travail » d’un grille pain. Combien de « Robert » chacun d’entre nous a t-il à sa disposition ?
Deuxième exemple, la découverte de la synthèse de l’ammoniac.
S’il est bien démontré (notamment par Amartya Sen) que les famines reculent avec la démocratie, le recours aux engrais chimiques (issus des procédés de Haber-Bosch pour les nitrates), aux pesticides et au machinisme agricole ont joué un rôle décisif[14] dans l’éradication des famines au moment où la démographie humaine explosait.
Dans ces deux exemples, il est clair que le travail humain a été largement remplacé par des machines et des produits chimiques, eux-mêmes demandant de l’énergie pour leur mise au point, leur production, leur commercialisation, leur transport, leur utilisation etc.
Si l’on regarde bien, aucun des progrès cités plus haut n’est concevable sans énergie.
L’assainissement nécessite des barrages, des canalisations des usines de traitement de l’eau (qui elles-mêmes consomment de l’énergie et ont recours à des procédés et des produits chimiques énergivores).
La fin de la violence suppose un « niveau de vie » suffisant et assez partagé pour qu’elle cesse de devenir nécessaire pour survivre et pour « maintenir l’ordre ». Si nos ancêtres dirigeants avaient des pratiques en termes de « punitions » que nous trouvons abjectes (comme par exemple l’idée d’agrémenter une voie romaine de milliers de crucifiés), ce n’était pas nécessairement par sadisme, mais parce que les « damnés de la terre » étaient nombreux, sans rien à perdre et toujours potentiellement prêts à se révolter face à un pouvoir qu’ils auraient vu comme faible.
De la même manière, la réduction du travail des enfants[15] ne peut se concevoir si les machines ne sont pas là pour faire le travail dont les parents ont besoin directement ou indirectement (en particulier pour s’assurer un « minimum vieillesse »). Les progrès de la santé et la hausse de l’espérance de vie à la naissance sont certes dépendants des progrès de l’hygiène, qui demandent intrinsèquement peu d’énergie, mais ne sont accessibles que si la société a la capacité de traiter correctement les déchets (enjeu de l’assainissement évoqué ci-dessus), d’organiser un système médical performant avec des infrastructures (hôpitaux et cliniques) mais aussi une logistique efficace. Tout ceci demande à l’évidence de l’énergie.
Le confort domestique et la vie de chacun d’entre nous sont également dépendants de l’énergie accessible.
Le graphique ci-contre met, ainsi, bien en évidence le fait que l’énergie est nécessaire à l’ensemble des activités humaines : se déplacer, se chauffer, produire des biens et services, s’alimenter etc. La consommation moyenne d’un habitant de l’Union européenne en 2015 était de 3,2 tep / habitant en énergie primaire (c’est-à-dire en incluant les consommations liées à l’extraction et à la transformation de l’énergie pour la rendre utilisable) et de 2,1 tep/hab en énergie finale[16].
Que la croissance de notre « niveau de vie » nécessite de l’énergie se visualise sur les courbes corrélant PIB et énergie (voir l’article dédié à ce sujet sur ce blog), même si le contenu énergétique du PIB varie dans le temps et selon les pays, et même si le PIB est un indicateur insatisfaisant pour évaluer le bien-vivre ensemble ou le bien-être social.
En termes plus scientifiques, la hausse de la néguentropie dans la sphère des affaires humaines (i.e. le système limité aux humains) s’est payée par plus d’entropie dans celle des affaires « naturelles » (i.e. le système limité à la biosphère, hors humains). Le déstockage des énergies fossiles de la lithosphère vers la biosphère est une des causes majeures de ce déséquilibre (d’où l’importance de la métrique carbone). L’autre cause, c’est l’excès de pression sur les ressources animales et végétales. Signalons ici les travaux précurseurs de Nicholas Georgescu-Roegen : « La thermodynamique et la biologie sont les flambeaux indispensables pour éclairer le processus économique (…) la thermodynamique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocablement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique »[17]. Ces travaux sont aujourd’hui poursuivis, par exemple par Gaël Giraud qui vise à intégrer les résultats de la thermodynamique dans les modèles économiques, ce que les économistes néoclassiques s’abstiennent de faire…
Pour autant, ce qui doit se discuter en profondeur, c’est le caractère irréversible ou non de ces dépendances à l’énergie fossile et à la destruction de la nature pour continuer à générer de la « néguentropie ». Pourquoi ne pourrions–nous réduire massivement notre production de déchets de toutes sortes, recourir beaucoup plus massivement à l’énergie solaire (directement ou indirectement) et limiter notre pression sur les écosystèmes ? Bref pourquoi serions-nous condamnés à rester des prédateurs inconscients ? Notre deuxième facteur, cf plus haut, ne saurait en aucun cas être considéré comme une caractéristique de notre « nature ». Si nous ne sommes pas de « bons sauvages » nous ne sommes pas non plus, par nature, de sombres brutes.
Ce vrai coût n’est ni vu, ni ressenti, parce qu’il n’est pas compté et parce qu’il est, autant que possible, « éloigné ».
Nous avons montré dans ce blog, que la comptabilité n’incorporait pas les coûts supportés par la nature, qui ne se fait pas payer pour les services qu’elle rend et ne demande pas réparation monétaire des préjudices qu’elle subit. Ces coûts du progrès ne sont pas comptés et, dès lors, ne comptent pas.
Par ailleurs, nous nous organisons pour éloigner ces nuisances aussi loin que possible de notre conscience et de nos sens.
La destruction de la faune halieutique est loin de nos assiettes.
La production d’électricité se fait (en Europe) loin des villes ; quand ce n’est pas le cas, et qu’elle est faite à base de charbon, la pollution est telle que les dirigeants même autoritaires comme en Chine sont obligés de la réduire.
Les métaux dont nous avons besoin pour toutes les applications numériques, disséminées dans tous les secteurs de l’économie, ne sont pas issus de mines françaises (les citoyens s’y opposeraient de toutes leurs forces) ; elles ne viennent pas de la planète Mars mais de pays où il est encore possible d’extraire des matériaux car les conditions de vie sont suffisamment difficiles pour que les emplois et ressources financières apportées par l’extraction minière « compensent » les dégradations et pollutions causées par ces dette activité sur l’environnement et la santé.
La toxicité foudroyante des pesticides (dont les néonicotinoïdes sont l’avatar le plus récent et le plus puissant, à ce jour) ne nous touchent pas directement (du moins pas à court terme). Et si on s’émeut du sort des abeilles, que comptent-elles dans un bilan où ce qui nous est le plus sensible c’est le fait de pouvoir se faire livrer à tout instant des plats tout préparés par une industrie agro-alimentaire organisée pour notre plaisir immédiat et pour rendre confus les effets négatifs de ses pratiques ? C’est ce que montre le journaliste Stéphane Foucart dans son livre La fabrique du mensonge ? Nous ne devenons sensibles à ces questions que pour des raisons de santé personnelle : quand il est considéré (enfin !) comme prouvé que les perturbateurs endocriniens sont dangereux pour nous, nous approuvons leur interdiction.
Pour autant le sacrifice de la nature n’est pas fatal
Nous avons longtemps considéré la nature comme une source infinie de matières premières et agi comme si la terre, l’océan et l’atmosphère pouvaient absorber sans conséquence toujours plus de déchets et de pollutions. Nous savons maintenant de science sûre que ce n’est pas vrai. Nous savons de science tout aussi sûre que nous ne pourrons migrer sur une autre planète et que les rêves sulfureux des transhumanistes ne tiennent pas debout. Il n’y a pas de planète B. Nous ne sommes pas pour autant condamnés au retour à la bougie. Quand le travail et son coût sont les seuls à compter nous sommes capables de faire des progrès de productivité exceptionnels. Quand nous accepterons de payer à leur vrai prix l’énergie et les services rendus par la nature nous saurons faire des progrès exceptionnels, aussi rapides que les processus actuels de la « grande accélération » (voir ci-dessus).
Si nous ne le faisons pas et très rapidement, nous devrons en accepter les conséquences : un monde supportable pour une poignée de riches et intolérable pour l’immense majorité d’entre nous. Est-ce ce que nous voulons collectivement ? Est-ce fatal ? Je ne crois pas. Encore faut-il ne pas s’endormir dans un optimisme de pacotille qui tend à faire croire que l’humanité s’en sortira parce qu’elle s’en est toujours sortie. David Hume a démontré l’erreur logique que comportait le raisonnement par induction. Le passé ne fournit aucune preuve logique sur ce qui va se passer à l’avenir. Ne tombons pas dans le piège et relevons-nous !
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