La Commission européenne a adopté le 9 septembre 2020 un Rapport de prospective stratégique qui est censé fournir le cadre stratégique sur lequel seront fondées les initiatives politiques de court terme notamment pour affronter les vulnérabilités climatiques. Ollivier Bodin, contributeur régulier au Chroniques de l’Anthropocène, explique dans ce post combien les chiffres du rapport concernant l’estimation du coût potentiel d’un réchauffement climatique de 3°C par rapport au niveau préindustriel souffrent d’un double biais. D’une part, ils ne prennent en compte qu’une toute petite partie des effets attendus des dérèglements sur les activités humaines. D’autre part, ils ignorent complètement l’incertitude radicale qui entoure de telles estimations en raison du caractère inédit du réchauffement. De tels biais légitiment des politiques ne permettant pas de respecter l’engagement pris à Paris de limiter la hausse de la température moyenne par rapport à la période pré industrielle à 2°C, et la plus proche possible de 1,5°C. Le GIEC n’excluant pas des scénarii catastrophiques pour l’habitabilité de la planète en cas d’un réchauffement de 3°C, Ollivier Bodin plaide en faveur de politiques économiques qui s’inspirent explicitement du principe de précaution. Comme présenté dans un précédent article ceci signifie notamment d’abandonner comme guide prioritaire des politiques économiques la croissance du PIB, une variable indifférenciée, au profit d’un indicateur privilégiant le développement d’activités soutenables et donnant une valeur négative aux activités qui ne le sont pas.
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La représentation que nous nous faisons individuellement et collectivement des conséquences du changement climatique sur nos sociétés détermine nos comportements et les politiques que nous sommes prêts à mener et à consentir pour faire face. Les difficultés de communication rencontrées pendant la pandémie de la COVID montrent, sur une échelle de temps relativement courte, l’importance de la représentation lorsque le politique est confronté à des interactions inédites, massives et négatives entre un phénomène naturel et les activités humaines. Les gouvernements ont vite compris qu’ils ne pouvaient représenter le défi posé par la pandémie et fonder leurs politiques sur un simple modèle de probabilité basé sur les premières estimations d’une probabilité de mortalité de « seulement » 1% des contaminés et d’un taux d’immunité collective de x%, comme cela a parfois été suggéré au début de l’épidémie. Ils ont dû commencer à tenir compte de l’état des connaissances qui n’ont pu être élaborées que très progressivement, de la distribution inégale des risques dans la pyramide des âges et de la contrainte posée par les capacités d’admission en urgence hospitalière. Cette dernière contrainte forme un seuil au-delà duquel des scénarii catastrophiques sont inévitables comme ceux que les habitants de Brescia et Bergame ou de l’est de la France ont subi au tout début de l’épidémie.
La représentation de la question climatique par la Commission
La Commission a récemment transmis aux Conseil et au Parlement européens un rapport de prospective stratégique. Le rapport doit permettre « aux initiatives (politiques) à court terme de se fondre dans une perspective à long terme ». Le rapport liste les vulnérabilités auxquelles l’Union européenne est confrontée, parmi lesquelles celles liées au changement climatique. Dans le corps du texte, le choix est fait de synthétiser le risque climatique de la façon suivante : une température moyenne de +3°C supérieure au niveau préindustriel (+2°C par rapport à aujourd’hui) aurait pour conséquence une hausse de la mortalité se comptant en dizaine de milliers et un coût annuel d’« au moins » 1,36% du PIB (p.29). Ce chiffre, validé par la Commission européenne, qui ne manquera pas d’être utilisé et réutilisé sans réserves par d’autres institutions est proposé sans plus de commentaires ni aucune réserve sur le degré d’incertitude qui l’entoure. Notons cependant que dans un box du même rapport la Commission présente d’autres chiffres plus alarmants, mais sans établir aucun lien entre les deux estimations.
Cette représentation peut-elle vraiment être le fondement « stratégique » d’initiatives de court terme compatibles avec les engagements pris à Paris ? Ne risque-t-elle pas au contraire de laisser peser un doute sur la nécessité absolue de respecter cet accord qui prévoit que le réchauffement de la planète doit rester le plus proche possible de 1,5° C au dessus du niveau préindustriel ?
Deux approches pour guider les politiques économiques
Avant de soumettre les chiffres avancés par la Commission à une analyse critique une remarque de méthode s’impose. Il existe bien (au moins) deux approches différentes identifiées dans la littérature qui mènent à des conclusions opposées pour guider les politiques économiques.
La première approche consiste en une analyse coûts-bénéfices. Elle calcule la température « optimale » qui minimise l’écart entre coûts de l’investissement nécessaire pour stabiliser la température au niveau « optimal » et les bénéfices attendus à cette température, c’est à dire les dommages évités par rapport à une température supérieure. Cette méthode suppose qu’à chaque niveau futur de température on puisse associer un dommage attendu selon un calcul probabiliste. Elle est notamment préconisée par le prix Nobel W. Nordhaus qui conclut que la température « optimale » en 2100 serait d’environ 3,5° C au dessus du niveau préindustriel, et la température optimale d’équilibre de 4°C[1] ! W. Nordhaus est de ce fait critique des accords de Paris.
L’autre approche, incompatible avec la première, qui a les faveurs d’économistes de plus en plus nombreux, y compris dans les institutions financières et monétaires, est fondée sur le principe de précaution. Il s’agit en particulier d’éviter une évolution planétaire catastrophique que le dépassement d’un seuil de température pourrait déclencher avec une probabilité non négligeable.
Selon l’approche utilisée, la politique différera. Si l’on suit la première approche, on maximisera la croissance attendue avec un œil sur l’équilibre des coûts et bénéfices attendus, mais sans contrainte forte sur les émissions de gaz à effet de serre.
L’autre approche conduit à des politiques contraintes par un niveau maximal d’émissions de gaz à effet de serre de façon analogue à la contrainte imposée par les capacités hospitalières dans la gestion de la crise du COVID. L’objectif est pour le climat comme pour la pandémie de maintenir le risque de scénarios aux conséquences catastrophiques à un niveau aussi proche de zéro que possible. Cette approche tient pleinement compte des alertes des scientifiques du[2]. La raison de ce choix est simple : agir autrement serait jouer à la roulette russe avec l’habitabilité de la planète et il n’existe personne pour assurer cette habitation contre un crash total[3].
Concrètement, la conséquence à tirer de cette deuxième approche est bien de maintenir la température moyenne de la planète à un niveau le plus proche possible de 1,5° C au dessus du niveau préindustriel. Ceci implique, comme nous l’avions souligné dans un post récent, d’utiliser comme objectif prioritaire des politiques économiques la rapidité de la décarbonation de l’économie et non la croissance d’un agrégat indifférencié comme le PIB.
D’où viennent les chiffres de la Commission ?
Les chiffres présentés par la Commission européenne ont été produits dans le cadre du projet PESETA[4] mené par le Centre de Recherche Joint des institutions européennes. Le surcroît de mortalité dans un monde à + 3° C serait de 90.000 Européens par an dus à l’exposition de personnes vulnérables à des épisodes plus fréquents de chaleur extrême. Dans une synthèse, le coût de cette surmortalité par rapport à la situation courante est évalué à 0,96% du PIB. Le surcoût annuel dû aux autres facteurs pris en considération par l’étude est donc de 0,4% du PIB, dont les trois quarts liés à une plus grande fréquence d’inondations fluviales ou côtières. Si l’on s’arrête là, on pourrait conclure que, moyennant quelques mesures de prévention sanitaire et de protection contre les inondations, les populations de l’Union européenne pourraient vivre sans grand problème dans un monde dont la température en moyenne mondiale serait de 2 degrés supérieur à aujourd’hui, et de 3° supérieur au niveau préindustriel.
Le rapport du Centre de Recherche décompose en outre l’impact entre les différentes régions de l’Union. Comme on peut s’y attendre les pertes attendues dans les pays du sud de l’Union sont plus élevées (jusqu’à 2,2% du PIB autour du bassin méditerranéen contre 0,2 % au nord de l’Union), mais ceci est essentiellement dû à un écart massif en termes de surmortalité. L’écart pour l’impact économique proprement dit est faible, de 0,4% du PIB (impact de -0,6 % du PIB au sud et-0,2% au nord). Sur cette base, on comprend que la Commission ne problématise pas la question de l’impact asymétrique du réchauffement climatique sur la cohésion régionale. Il sera temps d’aviser.
Les impacts pris en compte bien moindres que les impacts non pris en compte
Faisons d’abord la liste – ce sera court – des conséquences incluses dans l’analyse du rapport outre la surmortalité due aux épisodes de chaleurs et les inondations : la productivité dans l’agriculture, mais pour la culture uniquement des céréales, le coût de la production d’électricité lorsqu’elle dépend d’eau comme source d’énergie ou de refroidissement, et la fréquence accrue de sécheresses et celle des tempêtes dont l’impact est jugé négligeable.
La liste des impacts possibles reconnus par le rapport mais non couverts par l’analyse est beaucoup plus longue. Selon le rapport, l’impact sur les écosystèmes continentaux (y compris les incendies de forêt) n’est que partiellement pris en compte, et celui sur les écosystèmes océaniques (acidification) et d’eau non salée pas du tout. L’impact de la hausse du niveau de la mer sur l’érosion des côtes et les infrastructures ne l’est pas non plus. Par ailleurs, la santé humaine ne se détériorera pas qu’en raison d’épisodes de chaleurs extrêmes comme pris en compte, mais aussi de la persistance de températures en moyenne plus élevées, de la pollution aérienne et d’une fréquence accrue de maladies à transmission vectorielle (malaria, dengue,..) ou contagieuses. Dans certaines régions les besoins en énergie seront accrus et des pénuries d’eau apparaitront. Le tourisme, les transports, la productivité moyenne du travail, l’élevage et les autres productions agricoles seront aussi affectés. De même il faut envisager une plus grande fréquence de ruptures des chaines de production avec les pays tiers subissant également les effets du changement climatique ou une augmentation des coûts de production dans ces pays. Le changement climatique pourra aussi induire des pressions migratoires inégalées, augmenter les risques de conflits ou de déstabilisation politique, difficilement quantifiables. En tout état de cause, les besoins d’adaptation seront beaucoup plus élevés dans les pays du sud non européens ce qui va augmenter les pressions sur les budgets de la coopération extérieure.
Au vu de cette liste, on voit que le « au moins » relève plus de l’euphémisme que d’une simple clause de prudence. A elles seules les impasses devraient délégitimer l’utilisation de ce chiffre dans un document stratégique officiel.
De multiples sources d’incertitudes
Mais ceci n’épuise pas le sujet. Car ce chiffre non seulement ne reflète que très partiellement la réalité, mais il est aussi hautement incertain comme le reconnaissent les auteurs du centre de recherche. On peut dénombrer cinq sources d’incertitudes qui se cumulent. Elles ne sont pas particulières à cette estimation et sont partagées par toutes les estimations de « coûts » du changement climatique qu’elle qu’en soit la méthode.
- La première est liée à l’estimation de l’impact physique ou biophysique du changement climatique. Par exemple, le lien établi entre la concentration en gaz à effet de serre et la température moyenne à la surface de la planète est bien établi de même qu’entre la hausse moyenne des températures et la récurrence de périodes de chaleur extrême. Mais ces liens ne sont pas déterministes, et sont soumis à des aléas divers, y compris météorologiques. Au niveau régional, il peut exister des seuils de température qui marquent un changement complet du régime météorologique local.
- Deuxièmement, à l’échelle de la planète, à une température de +3° C au-dessus du niveau préindustriel, des rétroactions positives de certains impacts du réchauffement climatique comme la déforestation ou la fonte du permafrost accélèrent de façon irréversible et incontrôlable le réchauffement climatique ne peuvent pas être exclues[5].
- Troisièmement, le modèle économique utilisé est lui-même source d’incertitude. La pauvreté des données historiques rend l’estimation des paramètres peu fiable[6] [7].
- Quatrièmement, le modèle ne peut que représenter des structures économiques façonnées par le contexte climatique historique et « produire » des ajustements graduels. Or, certaines activités pourraient entièrement et soudainement disparaître, en particulier si les aléas météorologiques ne sont plus assurables. D’un autre côté, le modèle utilisé ne prend pas en compte les capacités et le coût de l’adaptation au changement climatique.
- Cinquièmement, le modèle ne prend pas en considération les boucles rétroactives entre l’économie réelle et la sphère financière. Les actifs sont soumis non seulement aux risques matériels qui pèsent sur la production, mais aussi pour ceux condamnés par leur empreinte carbone à un risque de transition (voir par exemple le rapport de Finance Watch, Breaking the climate-finance doom loop) .
La cacophonie qui règne entre les différentes institutions en la matière est également préjudiciable à l’établissement de politiques déterminées. L’OCDE dans un rapport de 2017 estimait la limite supérieure du coût dans un scénario business as usual (BAU) à 10% à 12% du PIB mondial à l’horizon 2100[8]. Le chiffre était repris sans réserve dans la synthèse du rapport. Dans le rapport long, cette estimation est précédée d’une mention soulignant que des dommages sérieux, non-linéaires ( ?) et imprévisibles pourraient être significatifs (hors limite supérieure ?). Dans un document de travail présentant les scénarii utilisés pour les « stress tests » des institutions financières face au risque climatique, la banque de France reprend le chiffre de 12 % sans réserve pour le scénario BAU. En revanche, le « Réseau pour Verdir la Système Financier » (NGFS), plus lucide, estime en juin 2020 pour le BAU les pertes en PIB pouvant aller jusqu’à à 25% en soulignant aussi que tous les risques ne sont pas et ne peuvent pas être pris en compte et que les débats sur la bonne méthode restent intenses.
Source : NGFS Scenarii
Le courage de décider dans l’incertitude
Si chaque institution a sa façon de présenter l’affaire, elles ont cependant un point en commun. Aucune ne dit : « Dans l’état actuel des connaissances, aucune estimation (probabiliste) du coût du réchauffement climatique ne peut servir de fondement à la décision. Il faut agir selon d’autres principes » Ce qui serait la seule façon correcte de répondre en situation d’incertitude fondamentale.
La représentation bégnine par la Commission du risque climatique dans un papier stratégique est cohérente avec l’idée qui prévaut malencontreusement encore que les politiques économiques doivent viser en premier lieu une accélération de la croissance, et non la décarbonation de l’économie. Elle est incohérente non seulement avec les annonces volontaristes de réduction des gaz à effet de serre, mais aussi avec les dernières analyses du. Dans un rapport récent, le GIEC compare les risques liés à un réchauffement de 1,5° C au-dessus du niveau préindustriel avec ceux liés à un scénario « +2°C » et, partiellement, « +3°C ». Le consensus pointe sur une augmentation significative des risques entre le scénario « 1,5°C » et celui « 2°C », et à fortiori « 3°C », tant pour la planète dans son ensemble que pour les régions au sud de l’Europe (voir pages 246 à 250 du rapport). Rappelons dans ce contexte que dans la tendance actuelle et sans mesures complémentaires l’objectif de neutralité carbone en 2050 de l’Union européenne ne pourra pas être atteint et que dans les tendances mondiales actuelles, c’est bien un réchauffement de 3° C au dessus du niveau préindustriel qui se dessine.
La transformation profonde du système productif qui doit s’accomplir en une génération nécessite beaucoup plus que les financements prévus par le Pacte Vert Européen. Il faut mettre sur la table des décideurs européens et nationaux sans a priori toutes les options pour une révision des principes qui orientent les politiques économiques européennes. Ces dernières n’incitent pas encore suffisamment les secteurs privé et public à accélérer leur désengagement du carbone. Toutes les politiques peuvent contribuer à l’objectif qu’il s’agisse de la politique commerciale, des règles budgétaires du Pacte de Stabilité, des politiques prudentielle et monétaire, de la concurrence, ou du marché intérieur. Mais, pour être utiles, il faudra que les révisions de ces politiques se fondent sur un diagnostic lucide de nos connaissances et ignorances ainsi que sur le courage de décider dans l’incertitude.
Ollivier Bodin (ancien fonctionnaire international, fondateur de l’ONG Greentervention)