Comme nous l’avions prévu (voir cet article) Jean-Claude Trichet a franchi le Rubicon le 9 mai en acceptant de déclarer que la Banque Centrale Européenne allait racheter les titres publics détenus par les banques. C’est cette déclaration qui a rassuré les marchés et les banquiers plus que les 750 milliards européens. Pourquoi ?
Parce que cela met un terme au risque que les banques, dont les comptes sont toujours discutables1 et qui ont des gros engagements sur les pays d’Europe du Sud soient obligées de provisionner les risques de défaut sur les dettes souveraines. Et c’est ce risque (le fameux risque systémique) qui a motivé la BCE à prendre cette décision, considérée il y a peu comme impensable, notamment parce que l’Allemagne était supposée ne pouvoir jamais l’accepter.
Soulignons aussi que la BCE a annoncé simultanément qu’elle lancerait des opérations d’absorption des liquidités, pour éviter tout risque inflationniste. La Fed a déjà mis en place ce type de dispositif. Ceci montre que l’épouvantail inflationniste est terrassable quand on le veut…et qu’il s’agit bien d’un mythe.
Pourquoi cette mesure est considérée comme un « virage sans précédent » ? Techniquement la BCE peut en effet racheter des titres publics aux banques, dans le cadre des opérations quotidiennes de « refinancement ». Mais cette possibilité n’avait jamais été utilisée pour racheter des titres publics de manière durable car c’est complètement contraire à l’esprit du traité de l’Union Européenne qui interdit le financement des dettes publiques par la Banque Centrale. Or à l’évidence si les banques secondaires cèdent leurs titres publics contre de la monnaie centrale sur une période indéterminée, cela revient à ouvrir la boite de Pandore : tout Etat de la zone Euro pourrait émettre un nouveau titre de dette qui pourrait être achetée par toute banque puisqu’elle sait que la banque centrale l’acceptera sans condition, donc que c’est absolument sans risque.
Ce n’est néanmoins pas encore du « quantitative easing » nom technique politiquement correct pour « monétisation de la dette publique par achat direct de la Banque Centrale aux Etats émetteurs » ou encore « création monétaire par les Etats » ou encore « planche à billets ». Impossibilité juridique en Europe dans le traité de Lisbonne par son article 123 qui reprend l’article 104 du Traité de Maastricht. Mais opérations courantes pour les banques anglaise, américaine et japonaise.
Quelle est la différence ? Sur le plan juridique, il faut modifier le traité de Maastricht pour le faire. Sur le plan économique c’est différent car les banques achètent les dettes publiques avec un taux d’intérêt et se refinancent en partie à un autre taux (moins élevé) ; elles se font du gras au passage, ce qui est d’ailleurs bien connu et accepté car il s’agit de redresser les comptes de ces acteurs2. Et le « service de la dette », à savoir les intérêts payés chaque année pour son financement vient aggraver les déficits publics et sont comme on l’a vu (voir « Le financement des retraites, la dette publique et la dette écologique»…) à l’origine de l’effet boule de neige et de l’explosion de la dette publique.
Le Rubicon a été franchi certes pour des circonstances exceptionnelles mais il a été franchi. Réaffirmons que ce franchissement contrairement à l’analyse qui était répandue n’est pas défavorable à l’Euro mais bien contraire, comme on l’avait dit ici, le sauve.
L’Euro est sauvé… pour longtemps ? Rien n’est moins sûr. Comme le soulignent nombre d’observateurs les problèmes structurels de « gouvernance » de l’économie européenne ne sont pas résolus. Il n’y a rien à attendre des politiques de restriction budgétaire qui vont évidemment aggraver la situation économique européenne sans pouvoir permettre aux entreprises européennes d’être compétitives et durablement exportatrices vers les pays émergents, qui se passent de plus en plus de nous.
Il faut maintenant aller au bout de la logique et sortir de ce carcan invraisemblable qui condamne l’Europe au déclin. Tournons une page et changeons de modèle. Le redressement économique et financier de l’Europe est à notre portée si nous avons la lucidité, l’intelligence et le courage de remettre en cause nos dogmes. Je vous proposerai quelques pistes de ce changement de modèle et vous invite à lire ce remarquable papier de Gaël Giraud (économiste de l’Ecole d’économie de Paris). EDIT : nous avons retiré l’article, pour conserver réserver l’exclusivité de sa publication à l’auteur. Désolé et merci à lui.
EDIT 2 : Une version courte du papier de Gaël Giraud vient de paraître dans les Echos, vous pouvez la consulter ici.
Alain Grandjean
1 Rappelons que les actifs « pourris » ne sont pas valorisés- de manière dérogatoire aux règles de comptabilité actuelles- à leur valeur de marché (qui est en gros nulle). Qui peut dire quelle est la juste valeur de ces actifs ?
2 Il n’est pas sûr néanmoins que l’opinion publique continue à accepter ses renflouements permanents, dont elle sent bien que c’est le contribuable qui va l’assumer, ce qui est vrai via le service de la dette publique…
9 réponses à “Monétiser la dette : la BCE vient de faire un premier pas. Quel sera le second ?”
Bonjour Alain
J’avoue que je ne comprends pas Gaêl Giraud lorsqu’il écrit dans son papier \Si la monétisation des dettes publiques ne sert pas à gonfler la demande des ménages, elle viendra gonfler le bilan des banques \
La monétisation des dettes publiques par une Banque Centrale aboutit au compte du Trésor Public qui l’utilise comme le Parlement et le gouvernement l’entendent (diminution des impôts donc augmentation du pouvoir d’achat des ménages ou investissements jugés nécessaires.
Amicalement
AJH
Bonjour
» Le redressement économique et financier de l’Europe est à notre portée si nous avons la lucidité, l’intelligence et le courage de remettre en cause nos dogmes. »
j’ai un peu de mal à voir la situation à laquelle vous pensez, qu’appelez vous un « redressement économique » au juste ? ça explique peut etre quelques divergences de vue, mais vous pensez à une croissance économique durable ? sans problème de ressource et d’émission de CO2?
Bonjour,
merci à Alain de s’être fait l’écho de cette modeste contribution et de m’inviter à intervenir sur son blog. Désolé de ne répondre que maintenant à AJH.
Il y a, en effet, une ambiguïté dans le papier des Echos (ambiguïté que lève le billet d’Alain). Si, par « monétiser », vous entendez le « quantitative easing » (ou rachat immédiat des dettes souveraines sans passer par les marchés, i.e., par les banques), vous avez raison : les euros ainsi créés sont directement disponibles pour les Trésors concernés. Mais, comme le rappelle Alain, c’est explicitement interdit par l’art. 123 de Lisbonne (sauf circonstances exceptionnelles). Jusqu’au jour (qu’on peut souhaiter aussi proche que possible) où ce tabou sera lui aussi levé. Si, dans « monétiser », vous incluez ce que Trichet vient de promettre de faire en cas de nécessité — à savoir racheter de la dette publique sur le marché secondaire–, alors peut arriver ce que j’essayais de suggérer : l’argent ainsi créé peut fort bien renflouer prioritairement les banques. (En quel cas, le « sauvetage » des Etats peut apparaître comme un sauvetage indirect des banques qui détiennent de la dette souveraine. Et c’est le cas, comme vous le savez de la dette grecque, majoritairement détenue par des banques françaises et allemandes.)
J’ajoute que, comme le précise la note 1 d’Alain, le régulateur comptable (l’IASB) a effectivement consenti un régime d’exception comptable aux banques depuis l’automne 2008 qui leur permet de comptabiliser les actifs « toxiques » non plus à leur valeur de marché (qui est nulle) mais à leur valeur de modèle (marked-to-model). Laquelle, grâce aux hypothèses mathématiques idoines (invérifiables pour l’écrasante majorité des experts comptables) peut prendre une valeur significativement supérieure à zéro. Personnellement, je ne vois guère d’autre explication au fait qu’entre décembre 2008 et le premier trimestre 2009, une majorité des grandes banques européennes soit passée de la quasi-faillite à des profits non-négligeables. Ce faisant, les actifs « toxiques » sont toujours là, dans les bilans des banques (en témoigne le fait que le marché de la titrisation est toujours dans le coma aujourd’hui) valorisés à des niveaux plus ou moins fantaisistes. La question se pose alors de savoir quand on reviendra à une certaine « vérité » comptable et/ou quand les banques privées se débarrasseront de ces actifs « pourris ». Dans le premier cas, elles auront bien besoin de liquidités pour absorber les nouveaux trous noirs qu’une certaine « vérité comptable » ira creuser dans leurs bilans (nouveau krach, nouveau risque de faillite du système bancaire, nouvelle intervention de la BCE, etc.). Dans le second… mais, au juste, qui ira leur racheter leurs actifs toxiques à un prix non nul, sinon… la BCE ?
Gaël Giraud
Juste un mot supplémentaire : certains économistes mettent, derrière « quantitative easing », toute opération de la Banque Centrale consistant à agir sur la quantité de base monétaire plutôt que sur les taux. Dans ce cas, « quantitative easing » désigne aussi bien le rachat de titres sur les marchés secondaires qu’auprès des banques elles-mêmes. Dans ce qui précède, j’ai adopté la terminologie d’Alain pour (tenter de) clarifier la discussion.
gG
Merci Gaël de bien avoir voulu préciser.
Effectivement, par « monétiser » j’entendais bien « l’ achat direct des dettes souveraines ».
Je suis donc d’accord avec votre article compte tenu de votre définition..
A mon sens continuer à payer aux « investisseurs » des intérêts (280 à 300 Md€ par an) sur les 7000 Md€ de dette publique (zone euro) est une aberration, et de plus rien ne prouve que les taux ne vont pas augmenter.
Je suggère donc pour ma part que la BCE monétise directement des obligations souveraines correspondantes aux intérêts.
Quid de plus de nos capacités d’investissement globales de la zone euro: là encore, une monétisation directe serait nécessaire.
Il faut donc revoir l’article 123: c’est la première des choses à faire.
Je prône également comme d’autres l’abandon de l’euro « monnaie unique » pour un euro « monnaie commune » (ou plus exactement, puisqu’il vaut mieux changer de nom, un « ECU ») , et des monnaies nationales dont les parités, au sein de cet ECU seraient régulièrement discutées par les politiques et les économistes en fonction des réalités économiques de chaque pays. L’euro tel quel, ne s’intégrant décidément pas dans une Zone Monétaire Optimale ne peut survivre tel quel avec tous ses membres, ou certains peuples seront vite exsangues.
Totalement d’accord avec la seconde partie de votre commentaire. C’est aussi les raisons pour lesquelles il faudrait envisager sérieusement le « 100% money » et la séparation banques de dépôts, banques de prêts.
Très heureux de débattre avec vous sous les yeux attentifs d’Alain
A-J Holbecq
Merci pour ce site absolument captivant.
Je ne m’intéresse que depuis peu, et sans formation économique particulière, à la question de l’emprise des marchés sur les économies des démocraties européennes.
Mon poil se hérisse ces derniers temps à chaque fois que j’entends nos responsables politiques s’inquiéter des états d’âme des marchés, et nous expliquer qu’il faut à tout prix les rassurer, éviter qu’ils paniquent.
J’ai passé une bonne partie de la soirée à lire l’ensemble des billets, et j’ai découvert la problématique de la \monétisation\ des dettes publiques, qui me paraît offrir une grille de lecture tout à fait idoine à la crise actuelle de la dette révélée par la situation grecque.
Je suis tombé sur cet article, qui date tout de même de plus d’un an, et qui paraît rétrospectivement (pour le profane que je suis) tout à fait clairvoyant:
http://www.globalix.fr/content/les-banques-centrales-forcees-de-monetiser-les-dettes-publiques
J’ai mis en tout cas ce site dans mes favoris !
Comme l’a dit Jacques Généreux l’esprit de Munich régnait sur Bruxelles, la nuit du 9 et 10 mai 2010, les responsables politiques européens avaient le choix entre le déshonneur et la guerre ! Ils ont choisit le déshonneur et ils auront la guerre !
Alors qu’il pouvait déclarer la guerre au intérêt financier, à la finance folle, à la spéculation! Ils ont choisi l’austérité pour rembourser un dette injuste !
Vous voulez connaitre le rôle des établissements bancaires et financier dans la crise financière alors rejoins moi mon groupe http://www.facebook.com/group.php?gid=104166076293247&ref=ts
Non à la soumission au chantage des intérêts financiers
David CABAS
http://www.davidcabas.fr
Le débat ou les explications sur la monétisation de la dette (et la monétisation tout court) se poursuivent sur beaucoup de blogs
Par exemples : http://tinyurl.com/2c9t8mz ou http://tinyurl.com/32d9bzw
Je suis pas assez calé pour savoir quel est le degré d’inflation directement liés à la monétisation de la dette
et à quel niveau il est optimal de monétiser
mais je constate deux choses:
-1- Actuellement la Bce est hors la loi et a violé à deux reprises l’article 123 du traité de Lisbonne: elle a racheté des titres de dettes souveraines (italienne, portugaise et espagnole en mai 2010, grecque et espagnole en août 2011) sur le marché secondaire, d’abord pour faire baisser les taux d’intérêt qui y étaient pratiqués, ensuite pour soulager les banques porteuses de ces titres.
Donc la question est de savoir pourquoi cet article n’est pas respecté et sa reforme n’est pas au menu des sommets Européens, meme si l’allemagne s’y oppose.
-2- -Pour la crise grecque pourquoi en 2 ans le taux des obligations est passé de 5% à 25%
http://www.gecodia.fr/Taux-obligations-Etats-Taux-d-interet-des-obligations-publiques-US-Bund-OAT-GILT-JGB-et-autres_a86.html
et que la dette est avant décote de 158%:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ãconomie_de_la_Grèce
Alors que dans le meme temps
le Japon a 200% d’endettement et un taux d’obligations à 1%
http://www.gecodia.fr/Taux-10-ans-d-Etat-Japon–Taux-obligations-Japon–Taux-d-interet-a-long-terme-japonais_a1305.html
C’est bien la preuve que les taux ne mesurent pas uniquement le risque du preteur mais font l’objet d’une spéculation
entretenue par:
-l’origine du preteur (preteurs pour la Grece et la France c’est à 70% du pays étranger)
Page 18 de ce document: http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2011/04/DETTE-2011-03-28-BAG-2web.pdf
D’après le Journal le Monde, en Juin 2011 les trois plus gros pays étrangers détenteurs de dette Française
pour un montant total s’élevant à 70% sont : les iles Caïmans, le Luxembourg et le Royaume Uni (les patries des hedge funds).
-le système de notation et les cds
Le taux d’emprunt des obligations italiennes vient de passer la barre
des 6%.
-Pourquoi:
-les euro-obligations qui vont etre emises ne seront pas ouvertes aux particuliers Européens?