Stéphane Foucart, journaliste scientifique au Monde, signe un livre[1] stimulant sur la manipulation de la science par les industriels, pour servir leurs intérêts. La route avait été défrichée par Naomi Oreskes et Simon Conway, dans leur « Marchands de doute » (voir le post « OGM, gaz de schiste, Fessenheim : retour de l’obscurantisme ?), en s’appuyant sur les cas bien documentés des fabricants de tabac et d’amiante et sur celui des lobbys pétroliers propageant un climato-scepticisme « pseudo-scientifique ».
Stéphane Foucart reprend le dossier du tabac, du climat et complète l’analyse par celui des insecticides (et l’impact des néonicotinoïdes sur les abeilles) des perturbateurs endocriniens (en creusant l’affaire du bisphénol A) et des OGM. En passant il démonte l’opération Heidelberg[2] avec brio.
Je reprends une des phrases de son chapitre de conclusion :
« Cette instrumentalisation de la science permet de transformer l’outil à produire de la connaissance en machine à fabriquer du mensonge et de l’ignorance ». Deux objectifs sont visés : minimiser les risques sanitaires et environnementaux mais aussi et surtout « coloniser nos esprits et nos conversations ». Les lobbys utilisent les études faites pour fabriquer des argumentaires qui sont ensuite relayés par des officines et des agences de communication. C’est ainsi que le déclin des pollinisateurs est devenu une « énigme », ou le déclin de la fertilité humaine « multifactoriel ». Quant au tabac contemporain (sursaturé de produits chimiques visant à aggraver la dépendance à la nicotine), c’est un esclavage qui a été transformé, par les mêmes techniques, en liberté.
Le constat est déstabilisant et profondément préoccupant. Il remet évidemment en cause l’idée simpliste que la « vérité scientifique » naîtrait des publications de revues
à comité de lecture. La démarche scientifique avait fait faire un bond de géant dans l’histoire de l’humanité en découvrant un mode d’accès à la connaissance qui ne soit pas inféodée au pouvoir. Le constat fait par Stéphane Foucart met en doute ces avancées. Nous y reviendrons, pour nous concentrer ici sur une autre conséquence probablement plus importante encore au plan politique et social.
Cette confusion des genres entre intérêts économiques, technologiques et scientifiques est sans aucun doute l’une des causes de la perte de confiance des citoyens envers les entreprises. Il l’est probablement aussi envers le politique. Quand on apprend par exemple l’intrication entre les experts de l’EFSA (autorité européenne de sécurité des aliments) et les industries concernées (agroalimentaire, pharmacie, chimie) on comprend malheureusement mieux ses positions modérées[3] sur le bisphénol A. Quand Diana Banati, la présidente de son conseil d’administration quitte son poste en 2012 pour devenir l’un des plus hauts cadres de l’International Life Sciences Institute, une organisation de lobbying scientifique ayant pour membres les géants des ces secteurs, cela ne peut que décrédibiliser son action antérieure et l’institution qu’elle présidait….
Du bisphénol aux paradis fiscaux
Cette perte de confiance n’est pas sans lien avec l’affaire Cahuzac et « offshoreleaks » (voir le post Affaires Cahuzac, Augier … et suivantes) ! Et ce pour plusieurs raisons.
Ce sont les mêmes agences de communication (en l’occurrence Jerôme Cahuzac a utilisé les services d’EuroRSCG/Havas) qui sont à l’œuvre pour « coloniser » nos esprits. Ce sont les mêmes méthodes qui visent à détourner l’attention et la vigilance des citoyens pour leur faire accepter tout cru des contrevérités.
Ce sont les mêmes techniques de manipulation de l’activité scientifique. La banque et la finance font comme les industries « matérielles ». Ce sont de puissants lobbys qui savent payer et/ou instrumentaliser des scientifiques (en l’occurrence des économistes) et des experts pour imposer dans l’opinion des « vérités » (comme par exemple celle de l’efficience des marchés financiers) sans fondement, pour créer des doutes si nécessaire (le trading haute fréquence n’est pas juste une machine à faire des profits, il permettrait de rendre le marché plus liquide), pour empêcher les politiques de faire leur travail de régulation et de contrôle (la loi de séparation bancaire a été vidée de sa substance par le travail en profondeur des banques auprès de Bercy, des députés et des sénateurs.
C’est la même consanguinité entre les administrations et les agences chargées des contrôles et les entreprises soumises à ses contrôles. La présidente de l’EFSA est dans le même cas que les hauts fonctionnaires du Trésor qui se recasent dans les grandes banques nationales ou internationales. La régulation bancaire est aussi faible en ce moment que la régulation alimentaire car dans les deux cas les régulateurs sont dominés intellectuellement et humainement par les lobbys.
Ce trop rapide tour d’horizon donne quand même à penser que l’Occident ne sortira pas du maelstrom dans lequel il s’enfonce sans une remise en cause très profonde de ses institutions politiques, administratives et scientifiques mais aussi et surtout de ses croyances plus ancrées (qui sont assez paradoxalement relativement bien exposées dans l’appel d’Heidleberg), selon lesquelles la science la technologie et l’industrie vont nous sauver, alors qu’ elles sont devenues, certes dans les conditions actuelles de leur développement, et pas du fait d’une tare intrinsèque, une cause majeure des maux infligés par l’humanité à elle-même et à la nature.
[1] Paru chez Denoël, 302 pages, 17 euros.
[2] On sait maintenant que l’appel d’Heildelberg au moment du sommet de la terre a été signé par 264 scientifiques dont 72 prix nobel pour défendre une écologie scientifique (par opposition à une idéologie écologiste irrationnelle qui s’opposerait au progrès économique et social) a été initié par le lobby de l’amiante…
[3] L’agence a maintenu un seuil de toxicite du bisphénol A à 50 microgrammes par kilo de poids et par jour, alors même qu’il est scientifiquement acquis que ce produit a des effets délètères à doses beaucoup plus faibles. Plus grave encore elle s’obstine à raisonner pour les perturbateurs endocriniens comme s’il y avait des seuils (selon le vieil adage de Paracelse, c’est la dose qui fait le poison) alors qu’on sait que c’est faux et que des doses très faibles peuvent avoir des effets plus dangereux que des doses élevées.
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