La perspective de l’effondrement de notre civilisation peut être écrasante, conduire au déni, alors que nous avons, au contraire, besoin de rester mobilisés pour accompagner la transformation inéluctable qui s’annonce. Tout en restant lucide, il est important de ne pas baisser les bras et c’est pourquoi j’ai essayé de montrer dans un premier post que nous avons de nombreuses raisons de croire en l’avenir et qu’un enjeu essentiel consiste à changer de référentiel : voir la crise majeure actuelle comme un processus de transformation, de métamorphose. Je vais essayer ici de dégager quelques pistes d’actions prioritaires pour adresser un enjeu central : la construction d’un nouveau modèle économique.
Construire un plan d’action ambitieux demande de regarder la situation d’assez loin[1] pour ne pas se perdre dans les détails et pour comprendre les interrelations et la logique d’ensemble. Il est indispensable, d’une part de combiner plusieurs niveaux de gouvernance (international, européen, national et territorial) et d’autre part les différents domaines (économique, financier, juridique, culturel et éducatif…). Enfin, il faut oser remettre en cause le modèle économique actuel[2] qui est l’une des causes du problème posé. Rappelons-en les raisons principales[3] : il prend pour credo la croissance matérielle sans tenir suffisamment compte de ses impacts sur la planète, il repose trop largement sur les énergies fossiles cause principale du changement climatique, il focalise les acteurs économiques sur le court terme, il est de plus en plus inégalitaire ce qui est dangereux politiquement, intenable socialement et dangereux écologiquement[4], il dépend trop d’activités financières sources d’instabilité et potentiellement de crises majeures.
L’élaboration du modèle économique de demain
La construction de ce modèle ne peut se faire que de manière très synthétique : nous devons respecter les différentes approches des grands pays de ce monde. Pour ne prendre qu’un exemple, la Chine est en train de devenir le leader mondial de l’économie bas-carbone, mais la conception du monde économique de ses dirigeants actuels n’est pas celle qui domine en Occident, indépendamment de la question démocratique. Il est totalement vain de vouloir imposer nos visées à la Chine (et à d’autres grands pays comme l’Inde, le Brésil et la Russie, sans parler des Etats-Unis). Il n’est pas impossible en revanche de trouver des terrains d’accord sur la manière de réguler l’économie mondiale et de gérer les biens communs dont le climat.
La construction de ce modèle doit se fonder au maximum sur les évidences, les faits, les données scientifiques indiscutées, des raisonnements aussi simples que robustes et laisser tomber les idéologies obsolètes et les querelles politiciennes. Il s’agit en résumé de définir les régulations essentielles, qui permettent le plus de liberté aux acteurs économiques, dans le strict cadre du respect voire de la valorisation des écosystèmes et des équilibres naturels, et dans l’objectif de permettre une vie bonne à l’immense majorité de nos concitoyens.
Les régulations à envisager concernent la limitation de l’usage des ressources naturelles et de l’émission des polluants, à commencer par les GES. Elles impliquent également de limiter le pouvoir de la finance et plus généralement de protéger les citoyens des risques d’excès de pouvoir de toute structure, privée ou étatique.
Elle devra se traduire par la réalisation d’un tableau de bord, inspiré des Objectifs de Développement Durable, se substituant au PIB et aux ratios de dette et de déficits publics, comme moyen de pilotage de l’action publique. Elle devra proposer au niveau des entreprises des nouvelles manières de faire leurs comptes en intégrant leurs impacts positifs et négatifs sur les écosystèmes.
L’heure n’est pas aux disputes de cour de récréation. Elle est aux visions amples et courageuses face aux périls qui nous menacent.
Une feuille de route internationale pour accélérer le changement de modèle
Disposant de ce référentiel, il est nécessaire de construire à grands traits une feuille de route, à partir de l’identification de leviers de transformation clefs. Evoquons en quelques-uns, en intégrant bien sûr les initiatives en cours.
1 La construction d’un tableau de bord synthétique issu des Objectifs de Développement Durable adoptés en 2015, mettant un terme à l’idolâtrie du PIB[6], approprié politiquement[7] et permettant de suivre l’état des ressources ce que ne permettent pas les signaux économiques[8]. Il doit nous permettre aussi d’abandonner le mode de pilotage des « plans d’ajustement structurel », imposés par les organismes internationaux, comme récemment à la Grèce, et fondés sur une batterie d’indicateurs inadaptée (PIB, dette et déficit publics, inflation, ). Ils ne permettent pas d’avoir une vue globale de la situation[9].
Dans les pays en développement en particulier, la lutte contre la pauvreté et l’illettrisme, pour l’éducation et l’émancipation des femmes[10] est essentielle pour limiter la croissance démographique, enjeu clef du XXI°s.
2 La mise en œuvre accélérée de grands programmes d’investissement visant à réduire les émissions de Gaz à effet de serre et à rendre les économies plus résilients au changement climatique.
3 La mise en place de prix du carbone suffisants (en fonction des régions du monde et des secteurs) avec les outils adéquats, comme le recommande le rapport de la commission présidée par Nicolas Stern et Joseph Stiglitz publié en 2017[11].
4 Le renforcement des droits liés à l’écologie dans le droit international, européen et national est stratégique. Le pacte mondial pour l’environnement est une initiative qui va dans le bon sens, comme les propositions faites dans le cadre de la réforme pour la constitution. La multiplication des procès intentés par les victimes du changement climatique et des pollutions chimiques de toutes sortes est facilitée par le durcissement du droit et met les acteurs devant leurs responsabilités.[12]
5 L’architecture des institutions internationales, issues de l’accord de Bretton-Woods, doit être revue en profondeur pour faire des enjeux écologiques, fondement de notre vie sur terre, le cœur de la vie économique. A ce jour, ce sont les enjeux commerciaux et financiers qui priment, avec l’OMC et le FMI. Ce phénomène va d’ailleurs en s’accentuant avec la multiplication des accords bilatéraux tels le CETA (avec le Canada) ou le Jefta (avec le Japon).
Il faut soit créer une Organisation Mondiale de l’Environnement dotée de moyens et de pouvoir de coercition, soit revoir les mandats des institutions existantes pour qu’elles intègrent ces questions au cœur de leurs politiques et cessent de les considérer comme des suppléments d’âme ou des externalités. De manière synthétique nous avons besoin d’un nouveau Bretton Woods incluant évidemment les BRICS.
6 La mise en place de référentiels comptables tant au niveau des entreprises que des collectivités publiques, adaptés à la nouvelle donne[13] et incitant les entreprises, les financiers et les dirigeants politiques à prendre en compte le long terme et à sortir de la « tragédie des horizons », selon la formule de Mark Carney.
7 La mise en place de régulations publiques fortes dans le domaine de la finance pour la rendre responsable[14], à commencer par la limitation de la libre circulation des capitaux.
8 La mise en place de limitations aux champs de la propriété privée et du marché, notamment pour ce qui est relatif aux biens communs[15] dont notamment les écosystèmes. Symétriquement la valorisation des expériences territoriales de gestion partagée des écosystèmes comme les écovillages.
9 La limitation et la sanction des abus de pouvoir et de droit (qu’ils soient liés à l’argent ou à la politique), les rémunérations excessives[16], la fraude fiscale[17] et assimilée, le mensonge volontaire (dans la communication et la publicité) et la déformation des travaux scientifiques[18], l’incitation à des pratiques nuisibles (pour soi, pour les autres et pour l’environnement[19]).
10 L’élargissement de la responsabilité (sur la base du projet de traité international négocié dans le cadre de l’ONU) des multinationales de sorte qu’elles ne puissent se défausser de leur responsabilité amont (chaîne de fournisseurs et sous-traitants) et aval (impacts sur les clients) en matière de droits humains et d’environnement. La loi française sur le devoir de vigilance[20] va ainsi dans le bon sens ; de même que le projet d’instrument international juridiquement contraignant visant à réglementer les activités des sociétés transnationales et autres entreprises commerciales mené par le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU.
11 La garantie qu’en matière de gouvernance des entreprises[21], sont respectés un certain nombre de règles minimales (parité homme-femme, représentation des salariés dans les instances dirigeantes, encadrement des rémunérations, etc.).
12 La modification de la conception de l’entreprise pour sortir définitivement de la logique néolibérale selon laquelle sa finalité serait uniquement la « création de valeur » pour l’actionnaire [22]
Les priorités au niveau européen
L’Europe est un continent économique puissant, de haut niveau scientifique et culturel, riche au plan agricole, attractif au plan climatique et paysager, mais très fragile en termes de ressources énergétiques et minérales. Un modèle sobre, bas-carbone et circulaire relève de son intérêt stratégique, de même que l’accroissement de sa capacité de résilience face au changement climatique en cours . Vu au macroscope, elle peut devenir un leader de la transition énergétique et écologique.
Les élections européennes se tenant en 2019, la priorité première est de faire en sorte que ces enjeux soient au centre du débat politique. Pour cela, il faut apporter des propositions comme celle du pacte finance-climat, qui focalise l’attention sur la nécessité de financer massivement un plan d’investissement bas-carbone et propose des solutions concrètes.
Plus globalement, la transition écologique peut redonner sens à l’Europe et éviter son effondrement. Un haut niveau d’ambition est nécessaire. Il semble notamment inévitable de réviser les traités européens en profondeur ; malgré de louables déclarations d’intention en matière de développement durable ce qui domine dans les faits ce sont :
- la poursuite de la dangereuse chimère de marchés entièrement ouverts sur les 4 plans (biens, services, travail et capitaux) et la politique de la concurrence.
- une vision étroitement comptable et budgétaire (et des règles inadaptées en matière de déficits et de dettes publiques) qui enlève tout sens au projet européen.
La refonte des traités européens doit s’envisager en fonction des deux pistes précédentes.
Deuxièmement, il est stratégique de relancer sans attendre, des projets d’investissement porteurs de sens qui rendront l’Europe (plus exactement l’ensemble des pays qui seront d’accord) plus résiliente (au changement climatique et aux tensions sur les ressources) et fonderont sa prospérité sur les valeurs clefs évoquées ci-dessus (sobriété, économie bas-carbone et circulaire, résilience, coopération). Pour y arriver Il faut sortir explicitement du calcul du déficit public[23], les investissements favorables à la transition écologique et, pour objectiver cette notion, en même temps soutenus par la BEI[24], dont la rigueur est reconnue. Quant au financement de ces investissements, une piste[25] est clairement à privilégier, également proposée par l’OFCE dans le rapport cité (p.126): « Pour financer un plan européen d’investissement plus ambitieux que le Plan Juncker, des institutions comme le Mécanisme européen de stabilité et/ou la BEI pourraient émettre des obligations qui seraient en retour acquises par la Banque centrale européenne, dans le cadre de son programme de Quantitative Easing[26].
Enfin, la réforme de la PAC qui a été lancée (pour son application post-2020) est l’occasion de faire progresser un nouveau modèle agricole, résilient et durable. Là aussi le combat va être âpre mais les citoyens sont de plus en plus sensibles aux enjeux santé-environnement, les agriculteurs à la recherche de modèles économiques qui leur permettent de survivre, ce qui n’est plus cas du modèle actuel (sauf pour quelques exceptions). A nouveau, la logique étroitement comptable doit être abandonnée : l’émergence de ces nouveaux modèles doit être accompagnée.
Les priorités au niveau français
Rappelons d’abord que notre pays a la chance de disposer de leaders mondiaux dans le domaine de l’énergie, des services énergétiques et environnementaux, des infrastructures, d’une attractivité croissante dans le domaine de la finance carbone, et d’une capacité scientifique et d’innovation de haut niveau. C’est par ailleurs un « pays de cocagne » tant pour l’agriculture que pour le tourisme. Ces atouts sont à conserver et développer, et la transition écologique en est un garant. Il est donc possible de concilier transition écologique et développement économique.
Au niveau national, les actions sont à mener à trois horizons distincts.
- A court terme c’est la bataille quotidienne pour que l’écologie perde le moins d’arbitrage possible et que le système d’incitations (taxes, subventions, règlements) soit bien orienté. Cette bataille pourrait être facilitée par la mise en place d’un tableau de bord de la transition écologique porté par le gouvernement et bien sûr par une révision ambitieuse de la constitution.
- A horizon de deux ans, l’enjeu clef est budgétaire.
Comme je l’ai écrit avec Gaël Giraud dans une tribune récemment publiée par Alternatives Economiques « On ne fera pas plus d’écologie avec moins de moyens« , or c’est ce qui se prépare.
Le grand plan d’investissement, prévu au programme d’Emmanuel Macron, doit ressortir de l’oubli, tout comme il est urgent de mettre fin à la logique mortifère actuelle qui centralise sur Bercy un pouvoir énorme et mène à couper dans les dépenses sans vision d’ensemble et sans cohérence avec l’enjeu vital de la transformation. Les investissements écologiques doivent être sortis du calcul du déficit budgétaire, comme le ferait toute entreprise qui ne confond pas ses investissements avec ses dépenses de fonctionnement. (voir sur ce point l’appel que nous avons lancé avec Alternatives Economiques ).
Cela étant, même accrus, les moyens publics ne suffiront pas. Il faut continuer à développer des partenariats permettant de mobiliser de manière coordonnée les financements privés et publics. Dans le domaine de l’énergie, il faut toujours plus de coopération entre les laboratoires de recherche publique et les investisseurs privés.
- A plus long terme, il s’agit de mettre au cœur d’un programme de gouvernement, le nouveau modèle économique évoqué ci-dessus, sobre en carbone, circulaire, résilient et équitable ainsi que la feuille de route permettant sa mise en place.
Les actions à mener au niveau territorial
De nombreuses initiatives se prennent à ce niveau où l’engagement individuel peut s’exprimer plus facilement C’est une échelle intermédiaire entre celle des petits gestes du quotidien et, celle, développée plus haut, de la dimension macro-économique. Pour autant les questions (sociales, politiques, techniques, architecturales, etc.) qui s’y posent sont assez délicates. Sur ce plan il y a un énorme besoin de mobilisation, fertilisation croisée, partage d’expériences, élimination des fausses bonnes idées, etc. à mettre en oeuvre très rapidement, si l’on veut que les choses avancent. Citons à titre d’exemple le développement des éco-villages[27] : les Colibris (France), Sekem (Egype), Auroville (Inde), Gaviotas (Colombie), Picarangua (Brésil), celui du Sustainability Institute de Stellenbosch (Afrique du Sud). Nous avons écrit avec Hélène Le Teno, le livre « Miser vraiment sur la transition écologique » qui présente de nombreux autres exemples de réussites
Conclusion
Nous sommes pris dans une course de vitesse, du fait de la crédibilité de la menace de l’effondrement, qui nous impose une transformation sociétale profonde. Le monde économique de demain est à inventer et nous avons tout pour y arriver. Qu’on respecte la limite des 2 degrés strictement ou pas, nous allons devoir conduire des modifications structurelles de notre société. Nous pouvons nous mettre à l’œuvre dès aujourd’hui et participer ensemble à cette aventure extraordinaire et ce à tous les niveaux, de l’international au territorial.
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