De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer celles et ceux qui manqueraient de réalisme ou de courage en faisant croire que la transition se ferait sans effort et en n’insistant pas assez sur son coût qui serait très élevé. C’est ainsi que l’économiste Christian Gollier affirme qu’on « cache aux Français la réalité des coûts de la transition », et que « nous vivons même dans une utopie de transition énergétique heureuse, oubliant que celle-ci impactera le pouvoir d’achat des ménages ». Il serait préférable à ses yeux que nos dirigeants adoptent une posture churchillienne promettant « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur »[1]. Il est vrai que reconstruire nos systèmes de production et transformer nos modes de consommation pour qu’ils deviennent sobres, propres et bas-carbone est un défi majeur, qui nécessitera d’importants investissements ainsi que des changements de comportement et de mode de vie conséquents. Ces investissements sont de mieux en mieux chiffrés, de l’ordre de 2 à 3% du PIB, ce qui est sans commune mesure avec des efforts de guerre qui peuvent être colossaux et même sans rapport avec ce qu’il a fallu investir pendant la reconstruction suivant la guerre de 1945. Quant aux changements de comportement les sondages montrent que l’opinion publique y est largement prête. Il est vrai aussi que des emplois dans des métiers trop dépendants des énergies fossiles seront supprimés et que des actifs seront « échoués »[2]. Mais qu’en est-il au total du coût de cette transition ?
Nous allons voir que d’une part, le sens à de cette expression est beaucoup moins clair qu’il n’y parait et que d’autre part, il est possible de faire en sorte que cette transition soit un projet de société extraordinairement stimulant, largement bénéfique au plan économique et finançable sans grandes difficultés. Sans doute faut-il pour cela ouvrir les yeux sur ces réalités futures et abandonner quelques idées reçues ?
Tout d’abord posons une question toute simple : de quels coûts parle-t-on ?
Des économistes du climat, attirent notre attention sur cette question centrale : « Quatre types de concepts de coûts existent dans la littérature sur l’atténuation du changement climatique : les coûts techniques, sectoriels, macroéconomiques et de bien-être. Ces types de coûts ne sont ni comparables ni équivalents » [3].
Dans la fiche Qu’est-ce qu’un coût ? de la plateforme The Other Economy nous avons également montré que la notion de coût ne se limite pas à celle de dépense et qu’elle dépend fortement du point de vue où on se place (individu, collectivité).
Si l’on raisonne au plan global, les concepts à mobiliser sont ceux de coûts macroéconomiques et de bien-être social.
Rappelons en effet que les dépenses des uns sont les revenus des autres : dès lors, le fait que certains coûts (comme celui de l’énergie) seront plus élevés à l’avenir ne permet pas de conclure qu’il en sera de même au niveau collectif. Plus significatif, les investissements massifs à réaliser sont évidemment générateurs d’emplois et de relance économique. S’ils coûtent aux uns, c’est qu’ils rapportent aux autres. Quant à la nécessaire baisse du contenu matériel de notre consommation, elle constitue une opportunité économique en contribuant à la baisse de notre déficit commercial[4] et en nous obligeant à inventer de nouveaux modèles d’entreprises. Enfin, les actifs échoués, le sont aux bilans des « entreprises du passé » (très dépendantes des énergies fossiles), pendant que le bilan et la valorisation des entreprises d’avenir vont connaitre un développement massif. Si des investisseurs valorisent une entreprise plus qu’une autre c’est qu’ils croient en son développement.
La question des actifs échoués, strictement financière, n’est vraiment pas nouvelle dans l’histoire du capitalisme et peut trouver des solutions, y compris si nécessaire par la mise en place de fonds publics de « défaisance » responsables, permettant de financer les « décommissionnements » (les mises en fin de vie effective, et non pas simplement leur cession, dans le cas présent alors qu’ils ne sont pas économiquement amortis). Les deux enjeux principaux de ces opérations ne sont pas physiques mais bien économiques. D’une part, il faut les réaliser sans créer de paniques sur les marchés donc en limitant les risques systémiques. D’autre part, il faut limiter la déresponsabilisation des acteurs privés en leur faisant payer une partie des coûts de décommissionnement.
Au total, il est plus que probable que la dynamique de la transition sera positive, si et seulement si, elle est pilotée et accompagnée intelligemment par les pouvoirs publics.
Par ailleurs, la croissance probable des flux marchands n’est qu’un aspect de la question ; ce qui va compter encore bien plus c’est le sentiment perçu en termes de bien-être social dont les revenus marchands ne sont qu’une composante. Même s’ils ne sont pas quantifiables avec un indicateur unique qui serait alternatif au PIB, les bénéfices de la transition sont multiples en termes de santé, de sens donné au travail, d’innovations sociétales, de coopérations territoriales et d’aménités environnementales, bref de qualité de vie. Il importe de rendre visibles ces bénéfices et c’est un travail collectif à faire ; tous les acteurs peuvent participer à la production d’un nouveau récit encourageant et stimulant.
Sera-t-il possible de financer cette transition ?
Au plan strictement monétaire rien ne permet d’en douter : l’argent se crée d’un simple jeu d’écritures et ne saurait manquer sauf décision politique[5]. Certains économistes raisonnent autrement : citons par exemple Eric Léser qui, dans un éditorial au titre très explicite « Pourquoi la transition énergétique ne peut être que chaotique », écrit : « Par définition, cet argent s’il est mobilisé même partiellement ne sera pas utilisé ailleurs. » Il cite ensuite le récent rapport de Jean-Pisani-Ferry et Selma Mahfouz: « Une part de l’investissement qui allait à l’extension des capacités de production ou à l’amélioration de la productivité du travail va devoir être consacrée à la recherche de l’efficacité énergétique, à la substitution d’énergies renouvelables à des énergies fossiles, ou au remplacement du capital prématurément déclassé. Toutes choses égales par ailleurs, l’impact sur le PIB potentiel ne pourra être que négatif. » Il conclut : « c’est donc un appauvrissement. Pour la bonne cause certes, mais un appauvrissement. Et il est aujourd’hui impossible d’en mesurer l’ampleur réelle. »
Curieux raisonnements : l’argent en question n’est pas mangé et ne disparaît pas ; il n’est pas non plus brûlé[6]. Il circule. Par ailleurs, il est bien sûr possible d’en recréer par le crédit. Ce qui limite l’efficacité du recours au crédit n’est en aucun cas d’ordre monétaire ou financier. Ce qu’il faut c’est :
- d’une part, assurer la rentabilité « microéconomique » des investissements écologiquement et socialement désirables, ce qui passe par une action déterminée de la puissance publique (via des réglementations, normes ou mécanismes fiscaux adaptés).
- D’autre part, bien comprendre que ce qui peut manquer ce n’est pas de l’argent (l’épargne n’a jamais aussi abondante et les guichets du crédit reste ouverts) mais les ressources de la sphère réelle (l’énergie, les matières premières, les ressources naturelles ou les équipements). Il est donc essentiel de ne pas gaspiller ces vraies ressources en développant le triptyque efficacité, sobriété, économie circulaire et d’accélérer le déploiement des technologies adaptées.
Et si on ne mettait pas les moyens nécessaires ?
Le focus mis sur les difficultés des transformations à effectuer pour cette transition climatique peut faire oublier ce qui se passerait si on ne les faisait pas. La notion de coût est en fait toujours relative.
Ce qui compte vraiment c’est de faire en sorte que le bilan (qualitatif au premier chef et pour partie quantitatif) des coûts et des bénéfices d’une « trajectoire » de transition soit globalement meilleur que celui d’une trajectoire sans transition.
Vu sous cet angle, il n’y a aucun doute. Rester les bras croisés, ou se contenter d’agir mollement ou à la marge, c’est une manière de se « préparer » à une vie de plus en plus difficile : nous serons toujours plus dépendants des énergies fossiles importées et de leur coût, nous vivrons dans un monde de plus en plus violent du fait des changements climatiques, de l’effondrement de la biodiversité, de la destruction des écosystèmes ,des pollutions diverses et de leurs effets socio-économiques en cascade et tout simplement de moins en moins beau…
Conclusion
Affirmer aujourd’hui que la transition coûtera cher est présomptueux car nous ne disposons en fait pas des outils et des modèles qui permettent de le prouver. En revanche, il y a de sérieux arguments pour penser l’inverse, conditionnels cependant à la mise en œuvre de politiques publiques volontaires et adaptées. La priorité est donc clairement à l’évolution de ces politiques, à l’élaboration d’un récit constructif, si possible désirable et bien sûr inclusif : un possible sentiment d’abandon généralisé pourrait rendre inaccessible une transition pourtant à la fois accessible, nécessaire et génératrice de progrès.
Alain Grandjean