Merci à tous ceux qui ont pris le temps de lire mon précédent post sur le sujet et de me faire des commentaires critiques (postées ou non sur le blog). Je vais essayer de faire avancer la réflexion en tenant compte de ces remarques. Cela va me conduire à mieux préciser certains chiffrages et à en corriger certains. Puis à proposer une démarche, et le scénario qui me semble le mieux tenir compte, rationnellement, des contraintes en jeu.
1 Le coût futur du nucléaire
Les estimations actuelles du coût de production de l’EPR sont de l’ordre de 60 euros le MWh ; elles sont faites selon les règles habituelles pour un coût de construction de l’ordre de 3000 euros le Kw (soit environ 5 Milliards pour 1,6 GW) et avec un taux de disponibilité de 90 %. Une provision pour déconstruction est intégrée dans ce montant pour 1 euro en ordre de grandeur. Une provision complémentaire pour couverture d’un risque d’’accident majeur serait de l’ordre de 1 euro (voir post sur le sujet). Si l’on prend réduit la disponibilité à 80% le coût augmente de 7 euros le MWh. Si la construction coûte 10% de plus (pour des raisons liées à une augmentation du niveau de sûreté le surcoût au MWh est aussi de 7 euros. Le coût de 80 euros le MWh que j’ai retenu est donc plutôt majorant.
2 Le coût futur des ENR et le mix ENR
J’ai retenu dans le scénario de sortie du nucléaire un mix ENR à 2050 une production de 110 TWh d’éolien et de 60 de solaire photovoltaïque et un coût au MWh solaire de 150 euros le MWh. Il se pourrait que le PV se développe plus et que l’éolien plafonne. Cela s’observerait dans une hypothèse de poursuite de la baisse du coût du PV. L’éolien off-shore pourrait être moins coûteux (150 euros le MWh au lieu de 180). Mais au total cela ne changera pas l’ordre de grandeur du coût moyen de production de l’électricité qui ressort pour ce type de scénario dans une fourchette de 210 à 230 euros le MWhTTC (contre 180 dans le calcul tout EPR).
3 Besoins d’investissements dans le scénario ENR
Quand on raisonne en investissements cumulés comme je l’ai fait et non en investissements actualisés il faut tenir compte de la durée de vie limité des investissements dans les ENR. Le chiffre mentionné de 200 milliards d ’Euros est donc à multiplier par un facteur compris entre 1 et 2 (2 si la durée de vie des équipements est de 20 ans, 1 si elle est supérieure à 40 ).
Concernant les investissements dans les réseaux et le stockage de l’électricité l’inconnue reste grande.
4 Cout de l’efficacité énergétique dans le scénario de sortie du nucléaire
J’avais choisi, en indiquant que c’était un calcul « pifométrique », pour valoriser ce que vont payer les usagers afin de réduire leur consommation d’électricité, de partir des coûts, à peu près connus, de l’isolation thermique du bâtiment. J’en déduisais un coût d’investissement de 2 à 4 euros pour éviter un KWh pendant 30 ans, soit un coût de 16 à 33 c le kWh évité. Benjamin Dessus estime de son côté que les investissements à réaliser seraient en moyenne, de l’ordre de 5 c d’euros le kWh économisé, soit 3 à 6 fois moins . Ce faible coût serait à ses yeux d’autant plus crédible qu’il peut s’agir de kWh accessibles via des réglementations où l’Europe a un réel pouvoir et une crédibilité forte. Dit autrement, les premiers gisements d’économie d’énergie seraient plutôt à chercher dans l’électricité spécifique et dans la régulation de l’énergie que dans l’isolation thermique du bâti[1]. Je suis d’accord avec cette remarque.
Pour rappel la consommation énergétique finale française d’environ 1600 TWh se répartit comme le montre le tableau. On voit en effet que le chauffage électrique ne représente que 60 TWh soit de l’ordre de 15% de la consommation électrique française totale et 4 % de la consommation d’énergie finale.
En revanche il n’est pas facile de connaître les coûts par MWh évités, dans la pratique, car on manque de données et de recul. En particulier dans l’industrie qui consomme un tiers de l’énergie final en ordre de grandeur (et hors transports associés) .Dans tous les cas il convient en outre d’évaluer le potentiel de réduction associé à une catégorie de mesure. Enfin le mode de calcul joue[2] …
En effet les premiers KWh à économiser sont les moins chers (sans doute autour de 1c€/kWh cumac) et il y a certainement un potentiel à ce coût de l’ordre de 10 à 20 TWh , si on en a la volonté et les moyens ; mais par contre au delà des premiers TWh les opérations sont plus coûteuses, On peut se dire qu’il y a toute une gamme d’opérations qui vont de quelques centimes à 15 cEuros. Il me semble impossible d’affirmer aujourd’hui que le « bon » chiffre est à 5 mais il est en effet probablement inférieur à 15.
L’estimation de la charge annuelle serait donc inférieure au chiffre que j’avais indiqué ( 30 à 60 milliards). Prenons pour l’exemple 10 c le kWh. Sur 170 TWh cela conduirait à un surcoût annuel de l’ordre de 20 Milliards. Du coup les factures des deux scénarios ressortent à parité (en gros 70 milliards annuels, pour 500 TWh consommés côté tout EPR et pour 310 TWH coté MDE/EPR).
Il n’est donc pas impossible que les coûts supportés in fine chaque année par le consommateur soient du même ordre de grandeur. Rappelons cependant que la question du stockage, des réseaux et de l’intermittence restent une inconnue de ce scénario, et que les coûts associés sont donc à ce stade estimés aussi « au doigt mouillé ».
Cependant cela n’empêche pas qu’il faille par ailleurs, au nom de la lutte contre le changement climatique, procéder aux rénovations lourdes. Le logement (résidentiel et tertiaire) est en effet responsable de 20 à 25 % des émissions de GES en France et de plus de 40 % de la consommation d’énergie. S’il est donc inexact d’attribuer la charge de l’investissement total de la rénovation thermique à une éventuelle sortie du nucléaire, il faut avoir à l’esprit que cette charge sera bien présente et sans doute prioritaire si les coûts des énergies fossiles continuent à augmenter ce qui est probable. Il faut également avoir à l’esprit que beaucoup de ces opérations ne sont pas assez rentables par les ménages (et par les entreprises) pour être entreprises aujourd’hui sans une incitation forte voire une obligation.
Enfin ne déduisons pas de cette analyse-ci qu’il faudrait nécessairement commencer par les opérations peu coûteuses d’efficacité thermique , qui seraient suffisantes pour se passer à terme du nucléaire. La priorité pourrait être, du fait du Peak Oil, d’accélérer la sortie du pétrole et d’effectuer de ce fait plus rapidement les rénovations thermiques lourdes.
5 Réalisme des objectifs de réduction de la consommation d’énergie.
J’ai pris pour illustrer le propos un objectif à 2050 de réduction de la consommation d’électricité de 30%. Il n’est pas possible de dire quatre décennies à l’avance si c’est réaliste ou pas. Pas facile non plus de savoir si cet objectif est atteint à « iso-confort ». Ce chiffre de 30 % me paraît un majorant de ce qu’il est possible aujourd’hui de se donner comme objectif. Il nécessite une vraie politique maîtrise de la demande qu’on ne constate pas aujourd’hui malgré le Grenelle et malgré la crise financière. Certains commentateurs me trouvent bien optimistes, (ou décroissantistes) d’autres bien prudents…Je me dis qu’il faut procéder par étapes et faire des essais en vraie grandeur : que donne une politique de la demande sérieuse accompagnée de coûts croissants de l’énergie ?
6 Transfert de modes énergétiques
La limite la plus importante à l’approche choisie c’est bien sûr d’avoir raisonné à modes énergétiques constants. Or il est possible que des usages aujourd’hui satisfaits directement par des énergies fossiles le soient demain par l’électricité. François Dauphin estime ce report à 100 à 150 TWh. Cela suppose une transition énergétique qui soit centrée d’abord sur le développement des usages électriques, ce qui n’est clairement pas compatible avec un scénario de sortir du nucléaire rapide ou moyennement rapide. Les études sur la voiture électrique montre que son intérêt est discutable[3]. Il est donc très difficile de trancher.
A ce stade la bonne méthode consiste à repartir d’un scénario global traitant simultanément de tous les secteurs, et des substitutions possibles…. A suivre donc.
7 Scénarios optimaux
La comparaison des deux scénarios (l’un avec sortie du nucléaire à horizon 2050 et l’autre avec généralisation de l’EPR) avait essentiellement pour but de permettre une réflexion sur les coûts monétaires et le prix futur de l’électricité. Elle a permis d’en déduire quelques premières conclusions.
- En dehors des coûts liés à l’efficacité énergétique le prix de l’électricité pourrait doubler dans des scénarios opposés. Les charges totales pour le consommateur (coût de l’électricité plus amortissement des dépenses d’économie d’énergie) pourraient être du même ordre dans ces deux scénarios, passant de 45 milliards annuels aujourd’hui à 70 milliards demain, soit 50% d’augmentation. Un programme d’investissements important est à prévoir de l’ordre de 300 milliards pour le scénario EPR et sans doute plus pour le scénario MDE/ENR (disons 300 pour les ENR et 150 pour l’efficacité énergétique). A ce programme d’investissements devront s’ajouter dans la même période les investissements nécessaires pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles (pétrole et gaz).
- Augmenter une charge de 50 % sur une période de 40 ans se traduit par une croissance annuelle de moins de 2%. Si l’on fait le même raisonnement avec le total de la facture énergétique et si l’on constate un doublement de cette facture, sur 40 ans cela se traduit par une croissance annuelle de 2%. Rien d’impossible! Par ailleurs des investissements de l’ordre de 2% du PIB ne sont pas non plus démesurés. Si l’on raccourcit le délai cela devient évidemment plus difficile. La question du rythme est donc essentielle : ce qui est faisable avec un peu de temps devient héroïque dans la précipitation.
- La rentabilité de ces investissements pour les acteurs (que ce soit des producteurs ou pour les consommateurs) est aujourd’hui insuffisante au vu des mécanismes économiques et du faible prix du carbone. Il faut dans tous les cas revoir la gouvernance et la régulation de l’énergie.
- Il y a des incertitudes importantes sur les plans techniques et économiques tant pour ce qui concerne la France que pour son environnement international du fait notamment du peak oil mais aussi du fait de la multiplication des crises de toute nature, climatiques ou autres.
Si l’on veut ménager l’avenir, tenir compte de la dimension économique et ouvrir les possibles, la stratégie la plus cohérente consiste à favoriser des scénarios « incrémentaux » avec à la fois :
- une hausse du prix de l’électricité (qui de toute façon est à l’ordre du jour du fait de la loi NOME)
- le lancement d’un programme d’efficacité énergétique ambitieux
- la reprise de l’investissement dans les ENR, en l’adaptant en fonction de la baisse des coûts des technologies
- des prolongements de centrales nucléaires au-delà des 30 années minimales en fonction des besoins à couvrir (moins de besoins, moins de fossiles, plus d’ENR conduit ou non à moins d’électricité nucléaire)
- la construction de l’EPR comme alternative au prolongement des centrales, pour se prémunir du risque de rupture d’approvisionnement au cas où les programmes d’ efficacité ne marchent pas suffisamment ou pas suffisamment vite et où par ailleurs les tensions sur le pétrole obligent à des reports sur l’électricité. Et pour offrir une alternative au prolongement des centrales existantes, même si elle est bien plus coûteuse.
Dans tous les cas, ce type de scénarios doit se construire en concertation avec nos partenaires européens. La plaque européenne commence à être bien interconnectée et des insuffisances de production liées à une sortie trop rapide du nucléaire non coordonnée (des deux côtés du Rhin) pourrait conduire à des black-outs dangereux au plan humain et industriel , et désastreux pour la crédibilité de ceux qui souhaitent de bonne foi limiter les risques encourus par les populations. Ou alors à des émissions de CO2 et une dépendance aux fossiles croissantes, ce qui n’est sans doute pas le but recherché.
Alain Grandjean
Pour compléter cette lecture, voici les autres posts de ce dossier :
L’équation Climat-Energie après la catastrophe nucléaire de Fukushima
Sortir du nucléaire : à quel prix ?
Sortir du nucléaire : à quel rythme ?
Commentaires de Benjamin Dessus sur le prix d’une sortie du nucléaire
Couverture du risque nucléaire : qui doit payer ?
Sortir du nucléaire en France : quelle gouvernance, quel financement ?
[1] Ce qu’on appelle l’efficacité active, par opposition à l’isolation, qui est de l’efficacité passive.
[2] Les chiffres sont parfois donnés en c€/kWh cumac (cumulé actualisé) mais pas toujours et pas toujours au même taux.
[3] Voir le dernier rapport du Conseil d’analyse stratégique, http://www.strategie.gouv.fr/content/rapport-la-voiture-de-demain-carburants-et-electricite-0
Laisser un commentaire