Le récent post des Chroniques de l’anthropocène sur le caractère irréaliste de l’objectif à 50 % de part du nucléaire en 2025 a suscité de nombreux commentaires, dont ceux, détaillés de Benjamin Dessus et Bernard Laponche, nommés BDBL dans la suite, puis les commentaires aux commentaires, d’autres sur les réseaux sociaux, et beaucoup, privés, par email. Certains rappellent que la question du nucléaire n’est pas la question centrale de la transition énergétique. Je partage ce point de vue -je ne cesse d’insister sur la nécessaire baisse de notre consommation d’énergie- tout en considérant qu’elle est cependant importante, tant en termes économiques, financiers, sociaux qu’en termes industriels. D’autres pensent qu’il faut en la matière une vision et une approche globale et ne pas se contenter de calculs d’économistes.
Je souhaite vivement que notre pays dispose d’une vision et d’une politique énergétique cohérente. Mais peut-elle être construite sans tenir compte de quelques éléments de chiffrage économique ? J’en doute ; nous vivons en démocratie et nos concitoyens sont sensibles aux dépenses qu’ils font ou qu’ils subissent. Par ailleurs est-il utile de rappeler que nous vivons dans un monde fini et que, l’impact des investissements à réaliser sur la planète n’est pas nul ? Un investissement c’est de la consommation de matières, de minerais rares, d’énergie, et nous nous devons d’être parcimonieux.
Voici maintenant quelques précisions et compléments à mon post précédent, classés par sujet.
1 La variation de l’exportation de l’électricité change-t-elle la donne ?
Dans mes calculs de projection à 2025 j’ai supposé constant le solde exportations-importations d’électricité. J’ai reçu des remarques dans les deux sens, certains commentateurs me faisant remarquer que du fait de nouvelles lignes on pourrait exporter plus…et BDBL indiquant qu’on pouvait réduire à zéro ces exports.
Le bilan prévisionnel de RTE 2015[1], p83, synthétise les principaux ouvrages qui concernent la France d’ici 2020, notamment 3 lignes HVDC supplémentaires par rapport à aujourd’hui : France-Espagne (2GW), France-Italie (1.5GW), France-Angleterre (1GW a priori). La capacité d’interconnexion contractuelle va donc augmenter de 9GW à 11.4GW, soit 20% en 5 ans. Il est donc clair qu’il s’agit d’une variable d’ajustement, qui ne change pas la conclusion générale. Restent deux questions :
- Quel serait l’impact CO2 en Europe d’une baisse de nos exportations ? Même si nous ne sommes pas responsables des émissions de nos voisins, il serait pour le moins étrange qu’une décision unilatérale de la France conduise à une hausse des émissions européennes.
- A l’inverse, il ne suffit pas d’avoir les tuyaux pour exporter, il faut qu’il y ait une demande en face. Pourquoi celle-ci serait-elle croissante ?
Pour y répondre des calculs de coin de table ne suffisent pas ; il faut une approche plus complexe intégrant les autres pays et la dynamique de leur consommation/production d’électricité, et leurs exportations/importations.
2 La baisse de l’auto-consommation d’électricité liée au nucléaire est-elle de nature à changer les conclusions ?
Je suis d’accord avec les remarques de BDBL relatives à mes simplifications sur les calculs d’autoconsommation, (qui baissent s’il y a moins de nucléaire) faites pour aller à l’essentiel. Dans l’autre sens, il est probable que plus d’énergies renouvelables décentralisées et variables induiraient plus de pertes. Le besoin de stockage augmentera et les pertes de réseau (dans le réseau de distribution, pour faire remonter le courant produit non auto-consommé) aussi. Mais il n’est pas évident de les estimer et même d’en avoir un ordre de grandeur sans évaluation approfondie.
3 La consommation d’électricité pourra-t-elle baisser jusqu’un niveau de 380TWh en 2025 ?
L’esprit et les objectifs de la loi visent à baisser la consommation d’énergie finale, donc, à usage constant, celle de l’électricité. Il n’en reste pas moins que viser 380 TWh de consommation finale en 2025 – ce qui serait conforme à la trajectoire à adopter si l’on veut réduire par deux à horizon 2050 notre consommation d’énergie- me semble peu réaliste pour l’électricité au vu des mesures prises à ce jour. Rappelons que la consommation finale est d’aujourd’hui 440 TWh et qu’elle a cru légèrement de 400 à 440 Twh dans les dix dernières années.
Indépendamment de l’ampleur possible de la maîtrise de la demande, il faut -pour projeter la demande finale d’électricité- statuer sur la question des transferts d’usage[2] et en particulier de la pénétration de la Pompe à chaleur (PAC, voir le rapport de Carbone 4 : « Potentiel technico-économique des PAC« ) dans le chauffage, qui est un gros poste potentiel (20 à 40 TWh) et un outil majeur de la décarbonation du chauffage, la PAC pouvant remplacer le fioul et parfois le gaz dans des conditions économiques acceptables. Si on imagine possible d’atteindre à terme un mix électrique peu carboné et à base d’ENR (scénario ADEME 100% ENR), il serait regrettable de ne pas développer la PAC et de réduire ces transferts vers l’électricité.
4 A quel niveau la production d’ EnR électrique peut-elle se situer en 2025 ?
BDBL indiquent que, dans leur scénario (de consommation basse de l’électricité et d’arrêt de 50 % des tranches nucléaires), l’installation nécessaire de capacités renouvelables nouvelles de 84 TWh- « n’est pas éloignée de celle envisagée par le projet actuel de PPE qui propose en 2023 une production supplémentaire de l’ordre de 60 TWh avec un rythme de progression annuelle de l’ordre de 9 TWh en 2023 ». La production d’EnR serait donc alors de 180 TWh (rappel : elle est en 2014 de 96 TWh (68 d’hydraulique, 17 d’éolien, 6 de photovoltaïque et 5 d’autres renouvelables). Ce n’est en effet pas complètement impossible si les choix politiques sont clairement réaffirmés. RTE[3] estime dans un récent panorama que le total EnR électrique pourrait atteindre en 2020 116 TWh, et, à raison de 9TWh par an on pourrait atteindre 160 TWh en 2025. 180 TWh reste donc à ce jour, ambitieux, mais pas impossible.
5 Pourra-t-on financer tous les investissements nécessaires à la transition énergétique (dans le domaine de l’électricité) ?
Le besoin cumulé d’investissements dépend du scénario envisagé ; le point que j’ai mis en avant c’est qu’on ne pourra pas tout financer. En particulier il ne serait pas très efficace de faire le « grand carénage » d’un réacteur pour l’arrêter ensuite, ce qui est coûteux aussi[4]. Il ne serait pas non plus très raisonnable de financer les EnR en plus de la capacité nucléaire actuelle pour générer des surplus d’électricité invendables, même si ce n’est pas toujours les mêmes investisseurs (les EnR ne seront faites bien sûr qu’en partie par EDF). Enfin un scénario de basse consommation d’électricité suppose des investissements de rénovation massifs dans tous les bâtiments et logements.
Il va falloir choisir, or ce n’est pas la voie amorcée aujourd’hui. En 2014, selon Henri Proglio[5] alors PDG d’EDF, l’augmentation de la consommation d’électricité, liée à la croissance démographique et aux nouveaux usages (technologies de l’information et de la communication, voitures électriques…) de cette énergie fera passer « mécaniquement » la part du nucléaire de 75% à 50% du mix, sans réduire la production des réacteurs. Il semble que le président actuel d’EDF[6] suive le même raisonnement sans être contredit par le gouvernement. Or nous avons démontré dans le post précédent que c’est impossible.
Plus profondément la situation financière actuelle[7] d’EDF (alourdie par le rachat d’Areva) s’est aggravée du fait de la baisse du prix de gros de l’électricité[8]. Comme le dit la journaliste des Echos Véronique le Billon: « les prix de l’électricité sur le marché de gros se sont écroulés, perdant 20 % en deux mois, à 28 euros par mégawatheure (MWh), quand EDF a inscrit, dans ses prévisions de moyen terme, 37 euros/Mwh… Un enjeu à plus de 2 milliards d’euros de marge brute en 2017 pour EDF ». Elle pourrait dans l’avenir se dégrader encore plus du fait de la croissance probable de l’autoconsommation (dopée par la fourniture de kits solaires avec onduleur et batterie qui devraient pénétrer facilement le marché).
Par ailleurs l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire) n’a pas rendu son verdict sur la prolongation des réacteurs au delà des 40 ans. Elle[9] ne donnera un avis « générique » que fin 2018 alors qu’entre 2020 et 2025, près de la moitié d’entre eux devra passer la quatrième visite décennale, c’est-à-dire l’inspection poussée qui décidera de leur aptitude, ou non, à rester en activité. Il n’est en rien acquis que l’ASN donnera son accord : d’abord pour les réacteurs qui auraient des problèmes sérieux de cuves et, comme l’ASN l’a précisé, si les travaux réalisés ou envisagés par EDF pour répondre aux exigences de sûreté sont insuffisants ou si EDF n’est plus en capacité humaine et financière d’apporter la preuve de sa maîtrise dans la durée de son parc nucléaire.
Il va donc bien falloir arbitrer entre le prolongement de réacteurs nucléaires et ses alternatives.
Rappelons qu’avec 100 milliards d’euros (estimation raisonnable du coût du grand carénage pour le parc nucléaire actuel) on peut envisager de produire –sur une durée d’une dizaine d’années- une capacité de 95 GW[10] (en éolien + solaire photovoltaïque) produisant 130 TWh.
Pour conclure ce point la situation de contraintes financières dans laquelle vont se trouver toutes les parties prenantes nécessite plus que jamais une grande cohérence dans les décisions d’investissement.
6 Combien de réacteurs nucléaires pourra-t-on arrêter dans les 10 ans à venir ?
Dans le scénario envisagé par Benjamin Dessus et Bernard Laponche (forte baisse de la consommation d’électricité, baisse des exportations et forte croissance des énergies renouvelables électriques) il faut fermer la moitié des réacteurs. Ceci pose une très grosse question sociale, au moment où EDF procède déjà à des premières réductions d’effectifs.
On peut évaluer à 800 en moyenne les emplois directs par réacteur français[11]. En arrêter 50% c’est donc supprimer plus de 20 000 emplois. Je ne vois pas quel gouvernement se lancera dans cette aventure dans le contexte actuel…Certes des emplois seront créés ailleurs du fait du déploiement des EnR, mais pas nécessairement dans les mêmes qualifications et, bien évidemment, un tel plan nécessite beaucoup d’anticipation et de sérieux dans les décisions pour pouvoir être négocié. Il est bien clair que les décalages dans la mise en œuvre de la seule décision relative à Fessenheim n’inspirent pas en la matière une grande confiance. Cela étant, il est également déraisonnable de ne pas mettre le sujet social dans son ampleur sur la table. Si l’objectif de 50% de nucléaire n’est pas réaliste à 2025, il peut s’envisager bien sûr à plus long terme et doit être anticipé socialement dès maintenant.
Conclusion
On vient de vérifier grâce aux apports et critiques de nombreux lecteurs que je remercie chaleureusement que dans un scénario de baisse de la consommation électrique volontariste mais cohérent avec les mesures prises aujourd’hui, limiter la part du nucléaire à 50 % dans la production électrique à 2025 n’est pas réaliste. Cela ne l’est pas plus, à cet horizon comme on l’a vu dans le post précédent, dans des scénarios moins ambitieux en matière de maîtrise de la demande.
Les investissements à réaliser dans les prochaines années sont considérables, nécessitent une très forte mobilisation des acteurs, des compétences humaines de haut niveau et ce dans tous les domaines : rénovation des bâtiments, efficacité énergétique, développement des EnR, prolongation des centrales qui pourront l’être, rétablissement d’Areva, achèvement des EPR en cours, construction des nouveaux, stockage des déchets…
On ne peut donc qu’exhorter le gouvernement à donner un cap de long terme clair, à fixer une feuille de route ambitieuse mais réaliste et à mettre en place des mesures cohérentes avec ce cap. Tous les éléments sont sur la table grâce au Débat National sur la Transition Energétique et aux discussions relatives à la loi de transition énergétique. Retarder cette échéance, faute de vouloir affronter les difficultés de l’exercice, c‘est préparer des réveils qui seront très douloureux.
Alain Grandjean
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