J’ai proposé à Jean Gadrey, qui l’a accepté, de répondre sur son blog, suite à ses deux posts (voir ici et ici) critiquant l’entretien que j’ai réalisé pour Alternatives Economiques. La réponse ce trouve ci-après et sur le blog de Jean. L’entretien pour Alternatives Economiques portait sur la stratégie énergétique de la France et en particulier sur le nucléaire. Il est paru le 8 novembre, soit le lendemain de l’annonce de Nicolas Hulot relative à la décision de reporter au-delà de 2025 la date de limitation à 50% du nucléaire dans le mix électrique. Sachant que j’ai déjà beaucoup écrit et communiqué sur cette question (voir par exemple les articles 50% de nucléaire est-ce compatible avec le plan climat et Nucléaire une feuille de route pour ouvrir une vraie alternative ), j’ai choisi de répondre en me limitant aux points qui me semblent essentiels (et donc sans reprendre tous les arguments techniques).
1 Tout d’abord, je suis d’accord avec Jean Gadrey pour dire que c’est bien dans le contexte de la France actuelle que l’objectif à 2025 me semble irréaliste.
Oui comme il le dit, il est fort peu probable que le gouvernement Macron lance un vaste plan d’investissement dans les EnR. J’ajouterai que les freins au déploiement massif des EnR ne viennent pas que du gouvernement ou de l’administration : ce n’est pas seulement une question d’investissements fléchés ou de dispositifs d’aides. Les freins viennent aussi (pour l’éolien en particulier) de nombreuses oppositions locales de citoyens.
Concernant le nucléaire, comme le note Jean-Pierre Bompard sur son blog certains syndicats (la CGT en particulier) sont opposés à sa réduction par peur des pertes d’emploi que cela provoquerait. Les fermetures de centrales doivent donc s’accompagner comme le dit Jean Gadrey de plan de reclassement des salariés et de projets industriels locaux à forte participation du public. Mais, pour l’instant, force est de constater que nous n’avons pas l’expérience de tels dispositifs (à supposer que la volonté politique soit au rendez-vous). Le même problème se pose, d’ailleurs, sur la fermeture des centrales à charbon. Ne faut-il donc pas mieux engager au plus vite quelques premières expérimentations afin d’en tirer les enseignements ?
2 Second point, l’entretien qu’évoque Jean Gadrey a été fait avant l’annonce de Nicolas Hulot, ce n’est donc pas un commentaire de cette annonce.
Il se trouve que cela fait longtemps que je dis et j’écris que la date de 2025 n’est pas tenable pour limiter le nucléaire à 50% du mix électrique, si l’on veut respecter les autres objectifs de la loi et en particulier la baisse des émissions de GES.
Je rappelle cette démonstration en résumé. En supposant une consommation d’électricité en légère diminution, le respect de l’objectif de 50% de nucléaire en 2025 supposerait d’installer chaque année d’ici 2025 de trois à quatre fois plus d’ENR électrique (en capacité installée) que ce qui s’est fait en 2016. En se situant dans le contexte français, une telle augmentation est à ce jour irréaliste. Il faudrait donc installer de nouvelles centrales fossiles pour produire de l’électricité, sauf à risquer la rupture d’approvisionnement. Cette contrainte disparaît quand on se laisse 5 ans de plus.
Jean Gadrey s’étant mis sur le plan moral, en disant « le report de la fermeture des centrales nucléaires n’est pas « réaliste » : c’est une défaite politique, écologique et morale », je me permets de dire qu’au fond l’intégrité me semblent être plutôt du côté de ceux qui ont un discours de vérité, et non un attachement à un symbole. Si faute morale il y a, elle me semble être du côté de ceux qui ne veulent tenir compte ni de l’immense défi qu’est la lutte contre le changement climatique, ni de la nécessité de conduire la mutation de nos systèmes, de nos organisations et des professionnels concernés et, accessoirement sans risque de black-out (1), ce qui conduirait infailliblement l’opinion à redemander du nucléaire.
3. Je pense aussi qu’il est impératif, pour tous les acteurs, et quelle que soit leur position, de cadrer le débat à venir.
A ce titre, il manque deux informations importantes dans la communication de Nicolas Hulot : la date d’atteinte de ce ratio de 50% (qui peut se situer sans contradiction entre 2030 et 2035) et le fait qu’il n’est pas question de lancer de nouvel EPR en France. Je suppose qu’elles manquent car les décisions n’ont pas encore été actées par Emmanuel Macron, mais il est clair qu’elles peuvent et doivent l’être, sans attendre le débat à venir dans le cadre de la révision de la PPE.
Concernant un nouvel EPR en France, on sait que le design « optimisé » à ce jour ne sera pas compétitif par rapport aux EnR électriques. Concernant les scénarios de fermeture de l’existant, l’ASN a repoussé la date de son avis générique, obligeant le politique à décider, sans pouvoir céder à la tentation de se décharger sur l’autorité de sûreté. Les éléments sont sur la table, notamment grâce aux travaux très approfondis réalisés par RTE (dans son bilan prévisionnel 2017), à l’issue d’un travail de concertation poussé. Les simulations proposent plusieurs familles de scénarios cohérents qui conduisent toutes à 40% d’EnR électriques en 2035. La loi de transition énergétique ayant été votée démocratiquement, il faut choisir la famille de scénarios la plus proche de l’esprit de la loi (qui dans son article 1 fixe le ratio de 50% « à l’horizon 2025 » ). En l’occurrence, il s’agit des scénarios intitulés AMPERE (voir le bilan prévisionnel cité ci-dessus), qui conduisent à atteindre l’objectif de 50% en 2030, en réduisant le nucléaire au rythme de la croissance des EnR électriques.
4. L’objectif de 50% de nucléaire à 2025 n’est pas la pierre angulaire ni la condition de la transition énergétique et ce pour plusieurs raisons.
- L’électricité représente un petit quart (23%) de la consommation finale d’énergie (le nucléaire n’en représente donc que 17%) ; et elle n’induit que 6% des émissions totales de GES françaises (Voir mon post ici pour le détail des chiffres).
- La sortie du nucléaire, quel que soit son rythme, n’entraine pas mécaniquement la hausse des EnR électriques. On pourrait bien construire des moyens thermiques à la place d’autant qu’ils sont aujourd’hui moins coûteux en l’absence de prix carbone suffisant sur l’électricité.
- Elle n’entraine pas non plus mécaniquement la baisse de la consommation d’énergie finale dont les trois quarts ne concernent pas l’électricité.
- Le débat sur le nucléaire occupe l’espace médiatique au détriment des autres enjeux (voir mon post « Politique énergétique : ne pas se tromper de débat » ) et empêche la prise de conscience de l’urgence et de la difficulté de traiter les autres enjeux.
5. J’ai beaucoup de respect pour les travaux réalisés par Negawatt et ai participé à la présentation du scénario 2017 en janvier 2017 à Paris.
Pour autant, il repose sur des hypothèses qui ne sont pas vérifiées à ce jour, comme par exemple un rythme très soutenu de travaux de rénovation énergétique de l’habitat. Je connais bien ce sujet, défends autant que je peux l’accélération des dits travaux et la montée en puissance de leur financement ; mais malheureusement nous n’y sommes pas et nous ne serons pas au bon rythme en 2025. Je le regrette mais cela ne m’empêche pas de le constater. C’est en cela que je me crois réaliste, sans pour autant être défaitiste.
6. J’ai en effet fait évoluer ma propre analyse depuis le livre que cite Jean Gadrey et qui a été écrit en 2005.
Depuis les EnR (tous vecteurs) ont vu leurs coûts chuter massivement, la gestion des réseaux électriques a fait d’immenses progrès et l’accident de Fukushima a montré que même un pays très bien organisé n’a réussi ni à l’empêcher ni à en gérer les conséquences. Je signale en particulier le travail que j’ai initié et piloté à la FNH sur le déploiement futur du solaire dans le monde. J’ai donc un peu de mal à comprendre l’intérêt d’un reproche concernant mes positions d’il y a plus de 10 ans, qui ont largement évolué depuis.
Conclusion : il est vital à mes yeux de cesser de confondre la transition énergétique avec la limitation à 50% du nucléaire en 2025. Son décalage à 2030 permet de sortir d’une impasse. C’est donc un choix courageux et responsable dont je pense au fond qu’il va permettre de donner un coup d’accélérateur à la transition énergétique.
Alain Grandjean
Notes
1. Les simulations du gestionnaire de réseau, dans le cadre du scénario OHM, ne laissent pas de doute, du fait des faibles marges actuelles.
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