La comptabilité d’entreprise, telle que nous la connaissons aujourd’hui a été codifiée au Moyen-Age[1] pour représenter le patrimoine des propriétaires de l’entreprise et son évolution. Elle est née à une époque où la terre et les ressources naturelles sont considérées de fait comme infinie. Elle n’entretient aucune forme de lien avec la question des ressources naturelles et du risque de pénurie ou de pollution qui peuvent être induites par l’activité humaine. On peut dire dès lors que la nature ne compte pas pour le décideur qui se base sur ces comptes-là puisqu’elle n’est pas comptée (Voir aussi ce papier : « Qu’est-ce qu’un coût ? Application au changement climatique« ). C’est à mes yeux l’une des causes de la catastrophe écologique que nous vivons actuellement (voir anthropocène dans le site). Et nous savons maintenant que respecter l’environnement n’est pas un supplément d’âme mais un enjeu vital. L’entreprise et l’économie dépendent étroitement des ressources naturelles et de la capacité de la biosphère à se régénérer et à rester dans les limites actuelles de ses auto-régulations.
Pour contourner ce divorce entre nature et comptabilité, les économistes ont inventé[2] des mécanismes qu’on appelle des éco-taxes qui font rentrer la nature dans les comptes par l’intermédiaire de la fiscalité. Malheureusement, dans la pratique, cette écofiscalité pèse peu (voir les chiffres d’Eurostat) : en 2013, le produit total des écotaxes dans l’UE-28 était de 331 milliards d’euros, soit 2,5 % du PIB et 6,3 % du produit total de l’ensemble des impôts et cotisations sociales… De ce total les taxes sur l’énergie (qui incluent les taxes sur les carburants utilisés pour les transports) représentaient 75,0 % pour l’UE-28 en 2013. Il est donc facile de comprendre que cette écofiscalité-là n’influe guère sur les décisions. La seule exception ce sont précisément les taxes sur les énergies (combustibles ou carburants) dont la « taxe carbone » est l’une des composantes en France, mais l’on sait à quel point il est difficile d’en faire monter le taux à un niveau suffisant…
Un autre mouvement s’est introduit bien plus tard, celui de la Responsabilité Sociétale des Entreprises, la RSE, qui se concrétise par une obligation faite aux entreprises, surtout aux plus grandes, de faire figurer dans des documents – extra-comptables – qu’elles fournissent aux tiers, des éléments d’informations sur les impacts sociaux et environnementaux de leur activité. Mais ce qui est demandé – le terme « extra-comptable » est très clair – ce sont des compléments d’informations, qui ne modifient pas le cœur de l’information comptable et financière et ne remettent pas en cause le cadre comptable de base qui structure la décision. Le dirigeant rend compte à son conseil d’administration ou directement à ses actionnaires, qui lui demandent généralement d’améliorer la rentabilité et les profits et notamment la distribution des dividendes ou la capacité de le faire. L’extra- financier, l’environnemental, le sociétal restent des informations de second rang par rapport à ce qui pilote et oriente l’activité de l’entreprise. C’est d’ailleurs source de difficulté pour les responsables RSE ou Développement Durable qui sont encore bien trop souvent vus comme des alibis ou des garants de la conformité réglementaire de l’entreprise, et pas comme des agents porteurs d’évolution de sa stratégie.
Redonner un sens à l’entreprise, réformer l’article 1832 du code civil ? L’article 1832 du Code civil (« La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ») fait du profit la finalité de la société privée. Daniel Hurstel (voir la Nouvelle Économie sociale, pour réformer le capitalisme, Odile Jacob, 2009) propose une nouvelle formulation de cet article, qui ne ferait plus du profit la finalité de l’entreprise : « La société est constituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie soit en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter, soit en vue de financer ou de développer une activité qui répond à un besoin social […] ». Emmanuel Macron a envisagé de faire sienne cette proposition dans « sa » loi, mais s’est arrêté en chemin… La question est profondément idéologique. Il s’agit de tourner la page du « néolibéralisme » et de la conception de l’entreprise telle qu’elle a été résumée par Milton Friedmann selon lequel « The Social Responsibility of Business is to increase its profits » dans un article publié en 1970 dans le New York Times. Voir aussi la dernière publication du think tank Fondapol par Daniel Hurstel : Projet d’entreprise : renouveler le capitalisme et ici en vidéo |
De fait donc, la comptabilité est la base de la représentation qu’on a de ce qu’est la richesse, de ce qu’est le profit et donc est bien au cœur du système économique. Sujet stratégique mais ignoré parce qu’il ennuie presque tout le monde, à l’exception de ceux qui en vivent, les experts comptables et les commissaires au compte…
L’économie sociale et solidaire : la voie à généraliser ? On peut sans doute voir dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui dispose d’un cadre législatif assez précis, une réponse à la question posée. |
Il s’agit donc de réformer la comptabilité de manière très profonde de sorte que la nature se retrouve au cœur de la comptabilité et pas à l’extérieur.
La nécessité d’avancer sur ce terrain est rendue encore plus forte par la dérive récente de la comptabilité (voir ce papier de Guillaume Duval) qu’on peut caricaturalement nommer la dérive anglo-saxone. Dérive qui vise à ce que soit déterminée de plus en plus rapidement tous les trimestres, et même tous les mois la « fair value », la vraie valeur, c’est à dire la valeur des actifs et des passifs à un instant t. Dans cette vision anglo-saxonne, incarnée dans l’institution gardienne du temple, l’IASB, c’est le marché qui fixe la « juste » valeur de tous les actifs de comptabilité. Ce mode d’enregistrement des comptes de l’entreprise a évidemment un inconvénient majeur : il est très court-termiste. Il pousse les dirigeants à s’occuper de la « création de valeur » à très court terme. Le dirigeant a la tête rivée sur le cours de bourse (et, quand il en a, sur la hausse de valeur de ses stock-options), les profits au prochain trimestre et intègre par conséquent de moins en moins le long terme et les impacts sociaux économiques et environnementaux de son activité.
Comment faire évoluer ces référentiels comptables pour tenir compte très fondamentalement de la nouvelle donne qu’est l’anthropocène ? Le chantier qui est devant nous est simple à définir et très compliqué à conduire. Simple à définir : comment organiser les comptes d’une entreprise pour que ses impacts sur les ressources qu’elle utilise soient correctement comptés ? Compliqué à faire pour plusieurs raisons :
- des centaines de millions d’entreprises utilisent des référentiels comptables standards, des millions d’ordinateurs qui utilisent ces référentiels comptables.
- ces référentiels sont essentiels pour le calcul des impôts et taxes de tous les pays du monde.
- des acteurs en bénéficient et notamment toute la sphère financière qui produit des produits sophistiqués, comme par exemple le trading à haute fréquence, dont la valeur est liée intrinsèquement à cette obsession de la recherche de la juste valeur presque en temps réel
- 4 grandes entreprises dans le monde, les big four (Deloitte, Ernst and Young, KPMG, Price Waterhouse Coopers), extrêmement puissantes avec des réseaux internationaux, n’ont pas forcément envie de voir s’échapper de leur contrôle ces systèmes là. Or pour faire évoluer ces systèmes de comptabilité, il sera nécessaire d’intégrer des ONGs et d’autres parties prenantes, des acteurs qui incarnent d’autres points de vue que le point de vue dominant…
- les évolutions (voir ci-dessus la bataille sur les IFRS) sont allées dans le mauvais sens
C’est l’un des grands chantiers des 10 à 20 ans qui viennent si on veut vraiment réformer le capitalisme financier et en faire un système qui rend compatible l’entreprise, l’initiative, l’autonomie avec le respect d’un certain nombre de valeurs et de contraintes qui s’imposent à nous de manière fortes et définitives.
Par quel bout le prendre ? Nous avons abordé cette question dans la mission Canfin-Grandjean en 2015 sur la mobilisation des financements pour la transition (page 80). Voici ce que nous avons écrit :
« 3.6.4 Adapter les normes comptables
Les normes comptables internationales ont un impact considérable sur les décisions des grandes entreprises. Il est reconnu que les normes actuellement en vigueur en Europe (référentiel IFRS/IAS) ne sont pas adaptées à la prise en compte du modèle d’affaire des investisseurs de long terme, ou pour valoriser des passifs longs[3]1. La crise de 2007-2009 a mis en lumière certaines défaillances du principe de “juste valeur”. Ce principe a souvent pour application pratique de valoriser un actif dans les comptes d’une entreprise à la valeur présente actualisée des flux futurs de trésorerie qu’il générera dans le futur. Le choix du taux d’actualisation, qui doit refléter le risque associé à ces flux, est un paramètre très sensible dans ce calcul, et s’avère difficile à déterminer sur des secteurs nouveaux, et à plus forte raison dans les pays du Sud. Les normes imposent en outre de faire varier ce taux et la valeur résultante de l’actif dès qu’un évènement affectant le risque survient, ce qui a pour conséquence d’entraîner une certaine volatilité dans les comptes et la nécessité de provisionner immédiatement l’intégralité des aléas y compris sur des actifs dont l’horizon de détention est long. Dans la mesure où des discussions sont en cours à l’International Accounting Standards Board (IASB) sur l’évolution de l’application du principe de juste valeur, il pourrait être envisagé de relier cette réflexion à la détention des actifs longs que sont les projets d’investissement verts, afin de s’assurer que les évolutions de la réglementation ne dissuadent pas leur détention. Nous proposons que la France demande, avec d’autre pays, que la révision par l’IASB des normes comptables internationales prenne en compte les enjeux climatiques en lien par exemple avec la valeur des actifs dans un scénario 2°C. »
Il y a donc une première entrée, par cette porte-là ; mais je ne doute pas que bien d’autres choses soient à faire. Jacques Richard, professeur à Dauphine et auteur, entre autres, du remarquable livre « Comptabilité et développement durable » paru chez Economica en 2012, une référence sur la question, pousse à adopter en particulier le référentiel CARE. « La comptabilité adaptée aux Renouvellement de l’Environnement (CARE) est une méthode comptable qui rend compte de l’engagement réel de l’entreprise en matière de développement durable La méthode CARE tend à éliminer les clivages entre la gestion financière et la gestion environnementale Elle tente de raisonner en coût de restauration (coût historique) et permet, via le mécanisme de l’amortissement, la conservation par l’entreprise des trois capitaux – financier, naturel et humain (comme proposé par la Banque mondiale). »
Est-elle la bonne solution ? Est-elle généralisable ? Quoi qu’il en soit, c’est dans cette direction qu’il faut avancer, même si la tâche semble titanesque.
Alain Grandjean
4 réponses à “Réformer la comptabilité privée pour réformer le capitalisme”
Bonjour Mr Grandjean,
Peut-être que ma réaction résulte de mon manque de connaissances, mais il me semble que la terre à un prix, la forêt également, les mines et les puits de pétrole, les sources… Il me semble que tout cela est indiqué en comptabilité. Je ne comprends pas bien ce que vous dites.
Bonjour Isabelle. La nature ne se fait pas payer, elle n’a pas de compte en banque.Quand une entreprise achète de l’essence elle paie les gens qui travaillent dans la chaine de valeur, les actionnaires, les propriétaires des puits de pétrole, mais pas la nature. Côté pollution c’est pareil, la nature ne nous fait pas payer un service de recyclage (pour la part du CO2 qu’elle réabsorbe après qu’on l’ait réinjecté dans le ciel); elle ne nous envoie pas d’avocat pour les préjudices qu’on lui fait subir. Rien de tout cela n’est inscrit en comptabilité, qui ne compte que les flux d’argent entre les hommes.
J’espère que c’est plus clair, dit comme cela? bien à vous. AG
Lundi 1er février 2016 :
Patrick Artus (Natixis) : « La prochaine crise sera extraordinairement violente. »
http://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/021663280823-p-artus-natixis-la-prochaine-crise-sera-extraordinairement-violente-1196739.php
Depuis septembre 2008, toute l’économie mondiale est en lévitation.
Nous volons dans le ciel, au milieu des nuages, le cul posé sur une bulle.
Il n’y a pas que la bulle boursière dans la vie.
Il n’y a pas que la bulle immobilière.
Il n’y a pas que la bulle de l’extraction pétrolière.
Il n’y a pas que la bulle de l’art contemporain.
Il y a aussi la bulle obligataire.
Exemple : la bulle obligataire française.
Plus l’économie réelle s’effondre, plus la France emprunte à des taux négatifs !
Dans le détail, le pays a levé 481 millions d’euros à trois mois (12 semaines) à un taux de -0,420% et 2,995 milliards d’euros sur la même échéance (13 semaines) à un taux de -0,365% contre -0,359% lors de la dernière opération comparable le 25 janvier.
Le Trésor a également levé 1,393 milliard d’euros à six mois (22 semaines) à un taux de -0,372% contre -0,365% et 1,878 milliard d’euros à un an (48 semaines) à un taux de -0,397% contre -0,376%.
La France s’endette depuis fin août 2014 à des taux négatifs sur des échéances de court terme, ce qui signifie que les investisseurs, qui cherchent à tout prix des placements sûrs, perdent de l’argent en prêtant à la France, pour qui emprunter sur ces échéances devient rémunérateur.
Source :
romandie.com/news/Bonds-la-France-a-emprunte-lundi-un-total-de-6747-mrd-EUR-a-court-terme/672704.rom
Quand ces bulles vont éclater, toute l’économie mondiale retombera sur terre.
C’est ça, le défaut des bulles : elles finissent toujours par faire : « Plop ! »
Patrick Artus (Natixis) : « La prochaine crise sera extraordinairement violente. »
http://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/021663280823-p-artus-natixis-la-prochaine-crise-sera-extraordinairement-violente-1196739.php