Alors que les présidents français et italien viennent d’officialiser leur souhait de voir passer la contribution européenne à la section transfrontalière du Lyon-Turin de 40 à 55%, nous nous interrogeons dans cet article sur les conditions de réussite de ce projet de liaison ferroviaire. La section transfrontalière (constituée principalement du tunnel base, 57km et 8,5 milliards d’euros) est en cours de lancement. Elle constitue la première phase d’un projet plus global dont la configuration n’est pas stabilisée et qui cherche à répondre à deux principaux enjeux : l’évitement du passage de camions et de voitures dans les vallées de l’Arve et de la Maurienne et la décarbonation des flux de marchandises et de passagers. Il nous a, cependant, semblé essentiel de nous pencher sur les conditions de son succès. A ce jour seuls les financements de la section transfrontalière sont acquis ; les intérêts économiques et environnementaux sont-ils confirmés sans construction des sections françaises et italiennes ? Face à un projet très complexe et d’une telle ampleur, il nous semble nécessaire d’oser reposer des questions de base pour éviter le risque d’une mobilisation massive d’argent et de compétences publics au détriment des besoins moins spectaculaires mais peut-être plus urgents pour une relance réussie du ferroviaire.
Introduction : le Lyon-Turin, un projet à clarifier
Le projet « Nouvelle Ligne Ferroviaire Lyon-Turin » (Lyon-Turin dans la suite) a connu en 2019 une nouvelle impulsion tant en Italie qu’en France (voir Annexe 1 historique). De nouveaux marchés pourraient être attribués en 2020 sur sa partie centrale (le tunnel de base).
Pour autant, nous allons voir dans cette note que pris dans son ensemble ce grand projet d’infrastructure comporte encore plusieurs zones d’ombre et que, malgré les avantages liés à son caractère ferroviaire, il ne s’impose pas d’évidence. Il nous semble mériter :
- une clarification quant à sa finalité et à son périmètre[1];
- des réponses argumentées sur la question de l’efficacité (socio-économico-environnementale) du seul tunnel de base, de la nécessité ou pas des infrastructures nécessaires à cette efficacité et sur les conditions du succès du report modal de la route vers le fer (dont nous ne pouvons évidemment qu’espérer la réussite) qui ne semblent pas garanties à ce jour ;
- une évaluation environnementale et socioéconomique neutre et indépendante à la fois du tunnel de base et de l’ensemble redéfini en fonction des deux points précédents, reposant sur des hypothèses de trafic cohérentes[2] avec les trajectoires de la SNBC (Stratégie nationale bas carbone);
- une clarification de l’ordre dans lequel les travaux doivent être effectués : ne faut-il pas mettre en priorité les travaux sur certains tronçons saturés des accès Français en suivant le Conseil d’Orientation des Infrastructures qui a recommandé d’engager 700M€ de travaux dans un premier temps ;
- un débat public, dont il n’a pas fait l’objet dans sa configuration actuelle, sous peine de blocage un jour ou l’autre et de déception, voire de colère en cas d’échec.
L’axe Lyon-Turin est important[3] pour les échanges entre la France et l’Italie donc entre l’Est et l’Ouest de l’Europe du Sud. A ce jour, les voies terrestres de cet axe sont celles du tunnel du Mont Blanc et du Tunnel du Fréjus pour la route, du Tunnel du Mont Cenis pour le rail[4].
Lyon-Turin a connu de nombreuses péripéties et plusieurs reconfigurations de finalités et de périmètres (voir Annexe 1) ce qui rend les termes du débat et les chiffrages difficiles à interpréter. Nous verrons plus loin que les études permettant d’en évaluer l’intérêt sont faites sur un ensemble de phases (dont certaines semblent abandonnées) (voir Annexe 2), qui représente au total 260 kilomètres de voies nouvelles depuis Lyon Saint-Exupéry à l’Est de Lyon aux environs de Turin, et comprend une dizaine de tunnels (soit plus de 160 km au total). Le tunnel de base – reliant la France à l’Italie – est, quant à lui, long de plus de 57 km.
Le coût total du projet a été évalué à 24 milliards d’euros2009 dans la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) 2013 et 26,1 milliards d’euros2012 par la Direction du Trésor[5], ce qui en fait un des projets d’infrastructure de transport les plus coûteux (au global et au km) depuis des décennies. C’est le seul projet de cette envergure qui n’a jamais fait l’objet d’un Débat Public.
Il a a été initié en 1991 et a fait l’objet de DUP en 2007 (pour la section transfrontalière incluant le tunnel de base) et 2013 (pour les accès français entre Lyon Saint-Exupéry et le tunnel de base) après des enquêtes publiques en 2006 et 2012.
A ce jour c’est le tunnel de base qui est en cours de lancement avec une mise en service prévue vers 2030[6]. Des travaux significatifs ont déjà été engagés et de nouveaux marchés devraient être attribués en avril 2020. L’Union européenne a réitéré son engagement sur le tunnel de base : elle devrait prendre en charge environ 3,5 Md€, la France 2 Md€ et l’Italie 3 Md€[7]. Le reste du projet complet représenterait autour de 12Md€ pour la France et 4Md€ pour l’Italie.
Ce projet est paradoxal.
- En tant que projet ferroviaire, ses bénéfices semblent évidents de principe, dans une période où il importe de réhabiliter le rail, notamment le fret, de réduire les émissions de CO2 et les pollutions liées aux transports routiers et d’accroître les interconnexions européennes.
- Pourtant, un examen plus détaillé le rend discutable :
- il risque en effet d’empêcher l’indispensable relance du fret ferroviaire[8] en France en captant l’essentiel des ressources humaines et financières qui pourraient être consacrées à cet enjeu majeur de la décarbonation du fret en France ;
- les projections de forte hausse des trafics (nécessaires à la viabilité du projet) ne se sont pas confirmées[9].
- l’expérience de la faillite de la ligne Perpignan-Figueras conduit à demander des précisions sur le montage financier et la répartition des risques et bénéfices financiers, même si le financement du tunnel de base est en partie européen et Italien ;
- les infrastructures existantes pourraient disposer d’un potentiel significatif de progrès avec des aménagements complémentaires éventuels ce qui soulève la question des alternatives, du contenu et du calendrier des différentes phases du projet.
Ceci amène à s’interroger sur la juste priorité à donner à ce projet et sur sa réelle performance au regard des incertitudes sur ses hypothèses structurantes. Il faut préciser en quoi et dans quelles conditions ce projet pourrait être une réponse adaptée aux deux principales questions posées : celle de l’évitement du passage de camions et de voitures dans les vallées de l’Arve et de la Maurienne et celle de la décarbonation des flux de marchandises et de passagers. Comme souvent, il faut en outre étudier avec sérieux les alternatives existantes, tant d’un point de vue économique que d’un point de vue environnemental.
Nous ne visons pas ici à produire une analyse exhaustive et conclusive de ce projet international complexe[10], avec plus de 30 ans d’historique (voir Annexe 1), mais plutôt à mettre en avant ses points critiques et à en rendre les enjeux appréhendables par tous.
1 Le Lyon-Turin est-il cohérent avec la transition énergétique de la France et de l’Europe ?
Les nouvelles capacités offertes par ce projet se veulent être une réponse à des enjeux environnementaux cruciaux (pollution, décarbonation) mais les hypothèses sous-jacentes et la maitrise des conditions de succès nécessaires à ces bénéfices sont-elles suffisamment robustes ?
1.1 Les promesses du projet : une nouvelle infrastructure qui ferait rouler plus de trains, plus gros, plus vite, … moins cher ?
Voici les principaux éléments chiffrés mis en avant sur ce plan.
- Un débit maximum du rail accru tant pour les passagers que pour les marchandises : jusqu’à 344[11] trains par jours (contre les 50[12] à plus de 150 pour l’infrastructure existante, cf Annexe 2).
- Pour les voyageurs, une réduction de 1h27[13] du temps de trajet entre Lyon et Turin associé à la réalisation complète du programme (Paris-Milan en 4h14 contre 5h41, avec l’hypothèse d’une liaison TGV directe, sans arrêts), dont la date est d’autant plus incertaine que le principe même de cette réalisation complète n’est pas du tout acquise (voir annexes 1 et 2 ).
- Un gabarit accru permettant d’accueillir plus de types de chargements : la ligne actuelle a un gabarit augmenté[14] depuis 2011, permettant d’accepter 80% du parc de poids lourds existant avec des wagons adaptés. Le projet Lyon-Turin, d’un gabarit encore supérieur[15] offrirait plus de flexibilité.
- Un coût opérationnel et énergétique réduit : en raison notamment d’une pente maximale à 1,25% contre des sections à 3%, la nouvelle ligne revendique d’économiser 40% d’électricité (chiffres à vérifier sur la base du retour d’expérience du tunnel de base du Gothard[16] et en intégrant le coût énergétique du refroidissement des tunnels et du pompage) et des coûts d’opération réduits du fait de convois plus long et plus lourds.
1.2 Le Lyon-Turin serait une réponse aux enjeux environnementaux, à la croissance des trafics et permettrait l’amélioration des connexions inter-européennes.
Voici les arguments mis en avant.
-La réduction des émissions de CO2 issues :
- du fret : transfert modal de la route vers le rail au-delà des capacités de l’infrastructure existante (en ordre de grandeur 0,025 MtCO2 évitées par Mt de marchandises basculées du rail à la route entre Lyon et Turin[17]) ;
- du trafic voyageur : transfert de l’avion vers le rail et de la route vers le rail (en ordre de grandeur 0,1 MtCO2 évités par million de voyageurs des vols Paris-Milan transférés au rail[18]).
Cette réduction n’est cependant effective qu’une fois « amorties » les émissions de CO2 de mise en œuvre du projet (au sein desquelles l’infrastructure représenterait 9,8 MtCO2[19], évaluation qu’il serait utile de refaire de manière contradictoire). En ordre de grandeur 9,8MtCO2 sont équivalents à :
- un peu plus de 2% des émissions de la France (445 MtCO2e[20] en 2018) ;
- 20 ans du fret routier actuel passant par les tunnels du Fréjus et Mont-Blanc[21] (19 millions de tonnes de marchandises/an) pris à la route sur le parcours du projet ;
- 1,5 million de voyageurs/an pendant 60 ans, pris à la ligne aérienne Paris-Milan (>50% des sièges sur cette liaison aérienne[22]).
-La réduction de la pollution de l’air liée à la route dans les vallées alpines : même si le trafic routier entre la France et l’Italie s’y est réduit depuis les années 90, la qualité de l’air dans les vallées Alpines représente un enjeu de santé publique, pour lequel le report du fret routier vers le rail constitue a priori une partie de la réponse. On notera cependant que malgré l’amélioration des capacités de la ligne existante en 2011, il n’y a malheureusement pas eu de report modal constaté vers le rail. Nous verrons plus loin que le projet Lyon-Turin ne résout pas du tout ce problème de pollution de l’air (voir partie 2.1).
-L’absorption de la croissance des échanges au niveau de l’arc nord-ouest des Alpes : le Lyon-Turin accroitrait les capacités du fret ferroviaire de 44 Mt/an avec pour objectif de réduire la part du transport routier de marchandise. A noter cependant que le trafic routier représentait en 2019 environ 1,4 millions de poids lourds en 2019, et 19 Mtonnes de marchandises.
-L’amélioration des connexions intereuropéennes facilitant les échanges France Italie notamment mais aussi Ouest-Est pour le sud de l’EU dans le cadre de Réseau Transeuropéen de Transport (RTE-T)[23].
2 Les hypothèses permettant de justifier la viabilité du Lyon-Turin sont à réévaluer
Nous allons maintenant discuter des hypothèses sur lesquelles ce projet est établi. Faute d’autres sources nous utiliserons les données (2012) du dossier d’enquête préalable à la DUP 2013.
2.1 Un flux de marchandises qui serait quintuplé d’ici à 2053 (par rapport à 2016) et une part modale du rail qui serait triplée.
D’une part, le Lyon-Turin considère un volume de fret de 65 Mt/an en 2030 et 110Mt/an en 2053 (53Mt/an et 97Mt/an sans le projet)[24], contre environ 22Mt/an en 2016 (dont 3Mt/an par le rail).
Ces projections, cohérentes avec les capacités du projet, semblent pour le moins « volontaristes » au vu des tendances des 30 dernières années. Leur robustesse semble insuffisante pour engager de tels investissements. De plus, elles ne sont pas cohérentes avec la Stratégie Nationale Bas Carbone[25].
- Le volume de fret constaté, après un pic à 33 Mt/an vers 1995 a décru et stagne depuis la fin des années 2000 (22 Mt/an actuellement).
- Les prévisions de croissance du trafic et des flux sont démenties par l’observation depuis l’initiation du projet au début des années 1990 (exemple : l’enquête publique de 2006[26] prévoyait pour 2017, 61 Mt/an de fret contre environ 22 Mt/an observées en 2016).
- Le scénario du projet de Stratégie Nationale Bas Carbone repose sur une croissance nationale de 40% des t.km entre 2015 et 2050. La multiplication par 5 des volumes sur l’axe Lyon-Turin n’est clairement pas cohérente avec la SNBC.
Le Lyon-Turin envisage d’autre part un accroissement massif de la part modale du rail. Dans les conditions du projet, le rail devrait atteindre 50% de part modale à l’achèvement de la totalité des travaux[27] contre 15% actuellement. La baisse de part modale du rail dans le fret depuis les années 90, l’échec du Perpignan Figueras[28], les faibles effets de l’amélioration de la ligne Lyon-Turin actuelle[29] ou d’autres projets de dynamisation du fret ferroviaire français[30] montrent que mettre en place une nouvelle infrastructure ne suffit pas pour réaliser le transfert vers le rail du trafic de marchandises.
- Quels sont les retours d’expérience de ces projets et les recommandations associées ?
- Quels sont les verrous à lever pour qu’un report modal effectif s’opère ?
- Comment le projet « Lyon-Turin » a-t-il intégré ces éléments ? Pourquoi réussirait-il à prendre des parts de marché à la route ?
Dans un tel contexte, il apparaitrait sage, avant d’investir massivement dans une nouvelle infrastructure, de valider d’abord les solutions à mettre en œuvre pour lever les freins au report modal. Par exemple : la compétitivité économique globale pour les chargeurs, une qualité de service adaptée, la performance de l’offre du point de vue agilité ou délai de réponse, la performance des infrastructures connexes comme les plateformes intermodales. N’est-il pas prioritaire d’exploiter d’abord le potentiel de la ligne existante améliorée[31], avant d’engager de 8,6 à plus de 26Md€ pour un projet de capacité 3 à 4 fois supérieure[32].
Enfin, en conséquence de ces deux premières hypothèses, le Lyon-Turin envisage une croissance du trafic de poids lourd, et n’apporterait donc pas d’amélioration aux problèmes actuels de pollution. En effet, dans la projection considérée pour le projet, combinant part du rail fortement croissante et croissance forte du fret France-Italie, le trafic poids lourd dans les vallées alpines serait de 2 millions de PL en 2030 et de près de 4 millions en 2053[33], contre moins de 1,5 millions actuellement[34] (l’enquête publique de 2006 projetait même 2,8 millions de poids lourds en 2017 en situation de référence). La réduction du trafic nécessaire[35] pour faire face à la pollution et aux nuisances du trafic poids lourds dans les vallées alpines est présentée (cf ci-dessus) comme un bénéfice du projet. Or ce projet ne porte donc pas en lui-même de réduction du trafic routier du Fréjus et du Mont-Blanc par rapport à la situation actuelle, bien au contraire, puisqu’il augmenterait de 164% en 2053 par rapport à 2004 selon l’étude italienne.
2.2 Une multiplication par 3 des voyageurs sur le rail entre la France et l’Italie[36] après l’achèvement du projet.
Pour l’ensemble de la demande éligible (sur la zone concernée par le projet), le Lyon-Turin considère une croissance du nombre de voyageurs de +100% entre 2006 et 2050 (+50% en 2035). Même si elle n’est qu’indirectement comparable, cette dynamique est très supérieure à celle constatée (+11% entre 2006 et 2017) et projetée sur la mobilité nationale voyageur dans le scénario du projet de Stratégie Nationale Bas Carbone (environ +30% km.voy entre 2006 et 2050).
Sur la ligne ferroviaire, il en résulterait en 2035 au passage de Modane :
- +80% de voyageurs par rapport à 2006 (2,2 millions contre 1,2 millions) pour la situation avec la ligne existante ;
- +233% de voyageurs par rapport à 2006 (4 millions), soit +1,8 millions par rapport à la ligne existante pour le Lyon-Turin :
- +0,55 million : report de l’avion vers le rail, (à priori principalement sur l’axe Paris Milan, pour des liaisons plus longue distance, le train sortant du champ de concurrence),
- +0,6 million : report modal de la route vers le rail,
- +0,6 million : induit par la nouvelle infrastructure.
Cette dynamique du rail est ici aussi très supérieure à celle constatée (+20% de km.voy par le rail entre 2005 & 2017) et projetée sur la mobilité nationale par le rail dans le scénario du projet de Stratégie Nationale Bas Carbone (+60% environ entre 2005 et 2035 ; +107% en 2050).
Les hypothèses de trafic et de report modal du projet « Lyon-Turin » côté voyageurs ne sont donc, elles aussi, ni robustes ni cohérentes avec la SNBC.
En conclusion, la viabilité économique, socio-économique et environnementale du projet se trouve donc questionnée par l’insuffisante robustesse de ces hypothèses sur des éléments structurants.
3 Les impacts du projet : une soutenabilité en discussion
La mise en place de la nouvelle ligne et de ses 160 km de tunnels engendrent divers impacts environnementaux. Ces impacts seraient évidemment réduits dans l’hypothèse où seul le tunnel de base serait réalisé mais ceci reste à clarifier.
La qualité du traitement de ces impacts, la levée des risques, les coûts associés semblent devoir être encore précisés. Voici un résumé rapide de ces principaux impacts.
–Dégradation / perturbation / destruction d’écosystèmes : via l’artificialisation, la gestion des déchets, l’impact sur l’hydrologie, tant pour les infrastructures, que leurs chantiers et leurs accès.
–Eau : perturbation des structures hydrologiques locales (nappes phréatiques, rivières souterraines, sources), risques de pollution ou de modification de qualité de l’eau (confère retour d’expérience d’autres tunnels). La section française entre Lyon Saint-Exupéry et le tunnel de base passe au beau milieu de la plus importante zone humide du Nord-Isère sur 6 km entre Grenay et Bourgoin-Jallieu. Cette zone humide est considérée comme l’éponge hydraulique du Nord-Isère.
–Artificialisation : dans un contexte où la France vise le Zéro Artificialisation nette, comment est neutralisé l’impact de ce projet ? Les émissions GES associées ont-elles été considérées dans les évaluations faites à ce jour ?
–Déchets : impacts environnementaux des 33 million de tonnes[37] de déchets produits (artificialisations, pollutions, stockage, valorisation).
–Pollutions de l’air, en particulier en phase de construction (poussières, particules, …)
–Bruit : le ferroviaire en général et celui du fret en particulier est émetteur de bruit de type fer sur fer saccadé. C’est la raison pour laquelle sur le Corridor 1 entre Amsterdam et Gênes les sections traversant un environnement urbanisé font l’office de demandes de protections phoniques dont de couverture de la part des riverains. Le bruit dit « émergent » en particulier est mal vécu.
Certaines de ces externalités ont fait l’objet de mesures complémentaires intégrées au projet (eau, déchet d’excavation, risques liés aux roches amiantifères), mais au vu des débats subsistant sur ces points, la question du niveau de leur traitement demeure. Même si ces éléments sont moins fondamentaux, ils vont dans le sens de la remise en question du projet et de sa performance socio-économique.
4 Un projet questionné depuis plus de 20 ans par des services de l’Etat
Depuis environ 30 ans que le Lyon-Turin est « sur la table », différents rapports de l’administration questionnent ses risques et leur traitement : dérive des coûts, performance économique et socio-économique, réalisme des hypothèses structurantes, niveau priorité de ce projet.:
- Conseil Général des Ponts et Chaussées – 1998 – « La politique française des transports terrestres dans les Alpes» dit rapport Brossier : coût du projet, possibilités de financement, faiblesse de la rentabilité socio-économique (tunnel de base et ensemble du projet)
- Rapport d’audit de l’Inspection Générale des Finances et du Conseil Général des Ponts et Chaussées – 02/2003 – « Rapport d’audit sur les grands projets d’infrastructures de transport » : réalisme des prévisions de trafic, conditions de déclenchement du projet et de ses parties, taux de rentabilité socio-économique insuffisant, études socio-économiques ne démontrant pas l’intérêt du projet
- Cour des comptes – février 2012 – « Rapport annuel » : utilité du projet à démonter, réalisme des hypothèses de trafic, des infrastructures comparables aux lignes existantes réalisant plus de fret dans d’autre pays, il faut lever les freins avant de construire de nouvelles infrastructures
- Cour des comptes – Aout 2012 – « Référé sur le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin » : alternatives moins coûteuses insuffisamment explorées, hypothèses de trafic en question, recommandations de différer le projet non suivies, pilotage et suivi du projet insuffisants, dérive des coûts, nécessité d’actions complémentaires pour réaliser un report modal[38], performance économique « selon les études socio-économiques établies en février 2011 pour la société Lyon-Turin Ferroviaire sur le projet préliminaire modifié, la valeur actualisée nette économique est négative dans tous les scénarios envisagés.»
- Commission 21 – Juin 2013 – « Rapport Duron »: incertitudes quant à la date de saturation des infrastructures existantes, projet d’accès à la liaison binationale classé en priorité 2, quel que soit le scénario financier
- Cour des comptes – Octobre 2014 – « La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence» : hypothèses optimistes et besoin de contre-expertises, bassins de population insuffisants, faible rentabilité
Conseil d’Orientation des Infrastructures – Février 2018 « Rapport du COI » : accès à la section internationale non prioritaire, performance socio-économique remise en question, hypothèse de croissance du trafic, amélioration de la ligne existante en priorité, besoin de nouvelle infrastructure au-delà de 2038. Si ce rapport ne porte pas sur le tunnel de base, il remet en question l’ensemble des autres parties du projet qui sont parties intégrantes de l’analyse de l’intérêt global du Lyon-Turin.
5 Ne faut-il pas commencer par améliorer le potentiel des infrastructures existantes et démontrer la capacité à l’exploiter ?
La question du potentiel des infrastructures existantes, tunnels et voies d’accès, mérite d’être réexaminée avec rigueur (voir Annexe 3 pour plus de détails).
Les observations sur le tunnel historique du Gothard, les évolutions entre la DUP 2013, les statistiques des années 80-90 et l’annonce d’une possible limite de capacité autour de 50 trains/jour faite récemment, amènent le besoin d’une expertise indépendante pour expliciter le potentiel actualisé de l’infrastructure actuelle, ses conditions, ses points critiques ainsi que les aménagements envisageables pour les lever.
Conclusion : lancer le Lyon –Turin sans vision d’ensemble ou construire une solide politique ferroviaire ?
Les débats autour du financement du volet infrastructure de la loi d’orientation des mobilités (loi LOM) ont pointé des besoins urgents (notamment dans le domaine du ferroviaire et de l’accroissement de la part modale du rail) et des difficultés de financement, qui ont d’ailleurs constitué un point dur pour le vote de la loi par le Parlement.
Faut-il poursuivre le Lyon Turin et lancer les travaux du tunnel de base ? Pas avant d’avoir répondu clairement aux questions suivantes.
- Ce projet constitue-t-il la priorité pour le ferroviaire en France ?
- Quelles sont ces conditions de réussite ? Sont-elles satisfaites ? Le seront-elles dans un avenir prévisible ?
- Fait-il partie des projets les plus performants à l’euro investi, d’un point de vue économique, environnemental etc. Pour un projet de cette ampleur, l’exigence d’efficacité d’utilisation du capital devrait être maximale.
- Une contre-expertise indépendante, exhaustive (y compris du point de vue des alternatives et de l’ensemble des impacts) confirmerait-t-elle son bien fondé ?
- Les risques et incertitudes associés à des prévisions à 30 ou 40 ans ont-ils été intégrés au bon niveau dans les évaluations socio-économiques ? Quel management de ces risques et incertitudes (indicateurs, plans d’actions associés, gouvernance) est mis en place ?
- Les évaluations du projet confirment-elles sa cohérence et sa priorité vis-à-vis de la Stratégie Nationale Bas Carbone[39] ?
Certes, environ 1,5Md€ ont déjà été dépensés sur ce projet (pour des travaux d’études et de reconnaissances). A ce stade, en cas de suspension voire d’annulation du projet, il n’est pas certain qu’il y ait de pénalités ou indemnités à verser [40] . Quand bien même il y en aurait, cela constituerait-il un argument suffisant pour ne pas remettre en question un tel projet, sachant qu’engager les 8,6Md€ du tunnel base aussi bien que les autres dépenses du projet final pourrait bloquer des actions plus efficaces et à l’impact plus certain sur la décarbonation des transports par le rail ?
N’ayant pas la prétention d’avoir présenté ici une analyse conclusive, nous demandons donc à ce qu’au moins le projet soit suspendu au vu de clarifications nécessaires, qu’un véritable débat public soit réalisé sur les traversées alpines du Léman à la Méditerranée. Ce débat pourrait avoir l’originalité d’être franco-italien. Il devrait être éclairé par des expertises, neutres et indépendantes afin de permettre in fine une décision résiliente aux incertitudes, cohérente avec la stratégie de décarbonation de la France et garantissant l’efficacité de l’engagement de l’argent public qu’il soit français, européen ou italien.
Annexe 1 : Historique[41]
En 1991, est créé le Comité pour la Transalpine qui a aujourd’hui pour objectif de mener toute action de nature à faciliter ou accélérer la réalisation de la liaison ferroviaire à haute capacité fret et voyageurs Lyon-Turin.
Si le projet Lyon-Turin est lancé en 1992 sous l’appellation « TGV Lyon-Turin », il va être reconfiguré progressivement pour intégrer les enjeux de fret ferroviaire. Quant à la LGV intégrale elle est repoussée aux calendes grecques.
Le mardi 10 novembre 1992, le ministre de l’équipement, du logement et des transports français annonce qu’au début de la décennie suivante, un TGV mettrait Lyon à 1 h 40 de Turin au lieu de 4 heures alors. Cette voie à grande vitesse s’inscrit dans un cadre européen initialisé par la CEMAT (Conférence Européenne des Ministres responsables de l’Aménagement du Territoire) qui s’est réunie une première fois en 1970 et qui a adopté la charte européenne du Territoire en 1983.
Un sommet franco-italien se tient à Rome le 28 novembre 1993. La date de mise en service annoncée à l’occasion de ce sommet est fixée en 2020.
En janvier 2001 (mandat Jacques Chirac), les gouvernements italiens et français « s’engagent à construire ou à faire construire les ouvrages de la partie commune franco-italienne nécessaires à la réalisation d’une nouvelle liaison ferroviaire mixte marchandises-voyageurs entre Lyon et Turin et dont la mise en service devrait intervenir à la date de saturation des ouvrages existants ». Le 19 mars 2002, un protocole d’intention entre l’Etat et les conseils généraux des départements Rhône-alpins est signé. L’Article 3 stipule que le projet devrait être éligible à un taux de participation communautaire de 20 %.
Le 21 avril 2004, le Parlement européen considère le projet comme prioritaire et vote pour le taux de 20% « compte tenu des critères requis : « tronçons transfrontaliers ou qui franchissent des obstacles naturels ».
Une enquête d’utilité publique lancée en 2006 conduit à une DUP (déclaration d’utilité publique) en 2007 ayant pour objet la section transfrontalière Saint Jean de Maurienne – Bruzolo (tunnel base + quelques à cotés) dite « l’opération ». Le bilan socio-économique est présenté sur cette section transfrontalière (et aussi sur l’ensemble du projet dit « le programme »).
Le 30 janvier 2012 à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy un accord entre les gouvernements français et italien fixe la clé de répartition entre la France et l’Italie et précise qu’ « au-delà de ce coût certifié, les coûts seront répartis à part égales entre la partie française et italienne ». François Hollande et Mario Monti confirment le lancement du projet lors du sommet franco-italien à Lyon le 3 décembre 2012[42] sans que le taux de participation de l’UE soit fixé.
Une nouvelle enquête d’utilité publique est lancée. La DUP 2012 a pour objet l’accès français jusqu’à Saint Jean de Maurienne. Les accès Français sont découpés en 4 phases (voir Annexe 2) et seules les 2 premières sont déclarées d’utilité publique. Le projet n’est donc plus celui d’une Ligne Grande Vitesse intégrale de Lyon à Turin. Le bilan socio économique est quand même fait sur l’ensemble du programme. L’accord Franco-Italien de 2012 comprend des tunnels double tube pour Belledone et Glandon alors que l’utilité publique n’a été déclarée qu’en mono-tube.
La France et l’Italie annoncent le lancement des travaux du tunnel pour 2016. TELT (Tunnel Euralpin Lyon Turin), promoteur public chargé de la section internationale de la nouvelle liaison ferroviaire Lyon-Turin est créé la veille de cet accord, le 23 février 2015. TELT est une société de droit français détenue à 50% par l’État Français et à 50% par l’État Italien (Groupe Ferrovie dello Stato Italiane). La fin des travaux est planifiée pour 2030.
Le 20 décembre 2016 à Rome, et le 22 décembre suivant à Paris, le Parlement italien et l’Assemblée nationale française approuvent la loi de ratification du traité international qui permet le lancement des travaux définitifs du Lyon-Turin (pour les parties déclarées d’utilité publique). Le Sénat français se prononce positivement le 26 janvier 2017, finalisant ainsi la ratification du traité.
Emmanuel Macron confirme le 27 septembre 2017, à l’issue d’un sommet bilatéral à Lyon, que « la France et l’Italie sont « pleinement engagées » pour que la section transfrontalière de la ligne ferroviaire Lyon-Turin (…) soit menée à bien ».
En Italie, le dossier est freiné par l’arrivée au pouvoir de la coalition de M5S et de la Ligue. Mais à l’été 2019, le chef du gouvernement, Giuseppe Conte se prononce en faveur de la réalisation de Lyon-Turin. Fin juin 2019, TELT annonce avoir reçu l’accord de l’Italie pour lancer l’avis de marché pour la construction du tunnel en précisant toutefois qu’il serait possible d’interrompre la procédure « sans obligation de frais ».
Du juillet à septembre 2019 sont publiés les appels d’offres au Journal Officiel de l’Union Européenne des avis de marchés pour la réalisation du tunnel de base en Italie.
Annexe 2 : Découpage et coûts du projet
A ce jour le Lyon-Turin est composé de 3 parties : la section transfrontalière, les accès français et les accès italien.
La section transfrontalière
C’est la liaison Saint Jean de Maurienne – Susa Bussoleno, avec le tunnel de base et les gares aux extrémités.
Coût prévisionnel : 8,3Mds certifiés (valeur janvier 2012) dont 2,1Md€ pour la France, 3,3Md€ pour l’UE et 2,9Md€ pour l’Italie.
Les accès Français[43]
2 phases sont déclarées d’utilité publique qui représentent environ 8Md€ v2009 soit :
- Phase 1 : la ligne mixte (fret+voy) Grenay – Chambery pour un montant de 4,1 Md€ v2009
- Phase 2 : la ligne fret Avressieux – St Jean de Maurienne dont 3 tunnels monotubes (Belledonne, Chartreuse, Glandon) pour un montant de 2,9 Md€ v2009 et une quote-part du Contournement Ferroviaire de l’Agglo Lyonnaise pour 0,997 Md€ v2009
2 autres phases qui ne semblent plus à l’ordre du jour
- Phase 3 : Doublement des tunnels de Belledonne et de la Chartreuse 2,129 Md€ v2009[44]
- Phase 4 : LGV Grenay – Avressieux (annulée définitivement en 2013) 1,155 Md€ v2009
Le rapport Comité 21 Duron et le COI en 2018 priorisent ces phases 1 et 2 …. à l’horizon 2038.
Les accès italiens sont composés d’adaptations de la ligne actuelle, du tunnel de l’Orsiera (19,5 km) et d’autres aménagements jusqu’à Turin (39 km souterrains sur 47 km). Leur budget est compris entre 1,7 et plus de 4 milliards d’euro (les coûts et phases étant difficiles à tracer).
Annexe 3 : La ligne Lyon Turin actuelle est-elle saturée ?
Une communication récente de la SNCF annonce une limite de la ligne existante à environ 50 trains/jour[45] dans le Mont Cenis (fret+voyageur), ce qui revient dire que la saturation serait atteinte.
Sans prétendre apporter une réponse tranchée sur les capacités de l’infrastructure existante[46], reposer la question de son potentiel nous semble légitime compte tenu :
- des données de la DUP 2012 du Lyon-Turin,
- des données historiques de la ligne actuelle,
- des trafics constatés dans le tunnel du Gothard avant la mise en service du tunnel de base.
a/ Le programme Lyon Turin (dossier DUP de 2012)
Dans la situation de référence (sans le programme) 120 trains de fret / jour sont projetés sur la ligne actuelle, transportant 14,6 Mt/an de fret (soit 60%[47] du fret routier actuel).
Dans ce même dossier, le tronçon « Grenay-Chambery » est indiqué comme secteur critique, plutôt que le tunnel du Mont Cenis. La réalisation du tunnel de base est programmée dans un 2ème temps, après réalisation de la phase 1 des accès Français entre « Grenay & Avressieux et le tunnel Dullin L’Epine »[48].
b/ Les données historiques de la ligne actuelle
Dans les années 80-90[49], plus de 150 trains/jour ont circulé au niveau du Mont Cenis, (7 à 10 Mt/an).
En 2016, une moyenne de 25,4 trains par jour ont circulé (dont 19,4 train/jour de fret pour 2,9Mt/an). Pourtant les travaux d’amélioration de la ligne entre Dijon et le Mont Cenis, achevés en 2011, visaient à accroitre ses capacités. Des contraintes telles que le changement de motrice entre la France et l’Italie n’existaient plus en 2016. Pourquoi les améliorations achevées en 2011 n’ont-elles permis quasiment aucune évolution significative du fret ferroviaire sur la ligne entre 2012 & 2016 ? Où est le point bloquant ?
c/ Les données du tunnel du Gothard[50] (avant la mise en service de son tunnel de base)
En 2016, ce tunnel, comparable au Mont Cenis voyait passer 15,3 Mt/an de fret par le rail (contre 3 Mt/an pour le Mont Cenis) et seulement 8,4 Mt/an par la route (19 Mt/an pour les tunnels routiers du Fréjus et du Mont-Blanc). Sans tunnel de base, une part modale du rail de 65% était constatée et les flux associés sont comparables à ceux projetés par la DUP 2012 en situation de référence.
Alain Grandjean et Jacques Portalier (expert transports et climat)
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