A quelques heures du premier tour des présidentielles et de l’explosion fatale du PS, il est important de comprendre les raisons d’une déroute qui est quasi-générale en Europe comme le montre Olivier Passet, directeur des synthèses économiques chez Xerfi. Il met en évidence plusieurs causes : effondrement des régimes communistes, stratégie adaptative, piège européen, échec des stratégies incrémentales, délitement du socle électoral, impréparation idéologique. Je voudrais insister ici sur ce qui me semble être la cause principale, qui fait partie de la catégorie « impréparation idéologique ». L’échec de la social-démocratie et du social-libéralisme (nous parlerons dans la suite de socialisme pour faire plus court) qui en est le frère jumeau provient principalement de profondes erreurs économiques. Que ce soit par paresse intellectuelle, par sens du compromis avec nos voisins allemands ou par soumission à des autorités économiques académiques ou institutionnelles[1], les socialistes ont globalement tenté une voie consistant à tenter de rendre plus acceptables le néolibéralisme et ses dogmes, sous-estimant la violence du libre-échange pour la grande majorité de nos concitoyens et notamment les catégories socio-professionnelles les moins aisées. En gros ils ont adopté le célèbre TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher en essayant de le tempérer.
Cette stratégie économique repose sur une série d’erreurs et de contre-vérités. Sans viser l’exhaustivité nous pointerons ici les plus saillantes.
1 Il est faux de considérer que la priorité économique doit être donnée à la production de richesses (la croissance du PIB, la question des inégalités sociales étant politique). Comme l’a montré Pierre-Noël Giraud, dans son livre « L’homme inutile », les inégalités sociales constituent la question centrale en économie. Economiquement, le PIB peut être constant et la satisfaction plus forte si les inégalités sont moindres. Par ailleurs la richesse créée ne ruisselle ni automatiquement (les faits le montrent avec la montée spectaculaire des inégalités et de la pauvreté dans le monde) ni facilement. Ceux qui la gagnent n’acceptent pas facilement d’en être dessaisis. Dès lors une croissance du PIB peut s’accompagner de baisses de revenus et d’un très fort mécontentement social. Par ailleurs le respect de l’accord de Paris nous met dans l’obligation de réduire nos ambitions en matière de croissance du PIB, et au minimum de sa composante matérielle.
2 La liberté de circulation des biens, services, personnes et capitaux (résumée sous le terme libre-échange dans la suite) que les socialistes français ont participé très activement à promouvoir et mettre en place en Europe est loin d’avoir les vertus théoriques que lui prêtent les cours de première année d’économie. Le libre-échange n’est pas automatiquement porteur d’une augmentation du bien-être collectif, ce que démontre clairement Gaël Giraud. Et il ne suffit pas de se contenter de réaliser des transferts des gagnants aux perdants, à supposer qu’on y arrive. Le libre-échange peut conduire à des pertes nettes pour les pays qui perdent la compétition économique et financière. En Europe la situation est encore plus discutable en la matière. En l’absence d’harmonisation fiscale et sociale le libre échange au sein de l’Europe ne peut conduire qu’à des divergences entre pays, des déséquilibres des balances des paiements et pour finir un risque de déstabilisation complète de la zone.
La liberté de circulation des capitaux en particulier a conduit à une excroissance de la sphère financière et au développement des paradis fiscaux ; conjuguée avec la mise sur le marché de la dette de l’Etat elle l’a mis sous la « surveillance » des marchés qui n’a rien de bienveillante ni de favorable au sort des peuples concernés. Elle a également conduit à la constitution de banques systémiques, trop grosses pour faire faillite, et très puissantes comme l’a montré le piteux épisode de la non-séparation bancaire en France en 2013.
3 Le focus mis sur la dette publique par les traités européens et entériné par tous les dirigeants socialistes est une grave erreur de pilotage. Ce qui compte en la matière c’est l’endettement total, privé et public. La situation qui apparaît en 2008 par exemple sur ce critère est bien différente de celle qui résulte du seul examen de la dette public, comme le montre le graphique suivant. Le diagnostic de « dette-déflation » porté par de nombreux économistes comme Steve Keen repose sur cette analyse et conduit à des mesures très différentes de l’éternelle et inadaptée politique de rigueur.
4 La politique de rigueur a été adoptée à contretemps en Europe et tout particulièrement en France.
Si chacun comprend qu’il n’est pas possible de maintenir éternellement des déficits publics trop élevés, il est aussi clair que, du fait d’un effet multiplicateur des dépenses publiques compris entre 1,2 et 1,5 en France, il ne fallait pas adopter trop rapidement une politique de réduction du déficit public, qui conduirait à une baisse de l’activité et serait sans effet sur le ratio de dette publique. Cette politique a en outre conduit à un sous-investissement public préoccupant au plan social, écologique et économique.
Plus généralement, la politique fiscale qui a été progressivement plus inégalitaire a été menée en priorité pour que les entreprises résistent moins mal à la compétition internationale, y compris internationale. Elle résulte du choix en faveur du libre-échange et de l’adoption des critères de Maastricht transformés en pacte de stabilité et de croissance. S’il est bien clair que notre pays a besoin d’entrepreneurs motivés et d’entreprises agiles (et pas alourdis par des prélèvements pesant excessivement sur leurs coûts de revient donc sur leur compétitivité) ce n’est en rien une raison pour légitimer une politique inadaptée au plan macroéconomique. Ce d’autant que le laxisme fiscal a fait perdre des montants à l’Etat s’élevant à plusieurs dizaines de milliards comme l’a montré Gabriel Zucman.
5 Les mécanismes de financement de l’économie ont été passés au second plan alors qu’ils sont décisifs. En particulier l’abandon de la politique monétaire à la BCE et l’interdiction qui lui est faite de prêter directement aux Etats (dans des limites et avec une gouvernance à définir précisément) a été une erreur funeste.
La mise sur le marché de la dette publique organisée par les fonctionnaires du Trésor comme l’a montré le sociologue Benjamin Lemoine a comme on l’a dit plus haut mis sous tutelle les politiques publiques et rogné les marges de manœuvre. Il était possible de l’éviter.
On comprend bien que dans le cadre de la négociation du traité de Maastricht les allemands aient voulu imposer leur cadre institutionnel. Que les socialistes français l’aient accepté sans en comprendre les conséquences fait partie de leurs plus graves erreurs. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui la BCE soit plus sensible aux difficultés des banques qu’elle soutient massivement qu’aux Etats qu’elle n’hésite pas à mettre en difficulté (comme cela a été montré dans le cas de Chypre et de la Grèce). C’est ce qui rend impossible le désendettement de l’économie alors que l’arme du financement monétaire est considérée comme décisive par des économistes comme Adair Turner.
Cette erreur est aussi d’origine académique. On sait que les modèles utilisés par les économistes de banque centrale représentent pas ou très mal la monnaie et les dettes, supposant qu’elles sont neutres économiquement, ce qui est vraiment faux. C’est aussi cette gigantesque erreur doctrinale qui a fait dire à Robert Lucas, alors président de l’Association des économistes américains[2], en 2003 : « Le problème central de la prévention des récessions est résolu, dans toutes ses implications pratiques, et il l’est pour de nombreuses décennies[3]. »
6 Depuis le passage aux 35 heures, organisé sous Lionel Jospin, la politique visant à mieux répartir le temps de travail a été déconsidérée, alors qu’elle avait créée des emplois (350000 selon un rapport de la DARES).
Le combat d’arrière-garde mené par des économistes comme Pierre Cahuc et André Zylberberg dans un brûlot affirmant que la science économique montre que le partage du travail ne crée pas d’emplois a été réfuté par un collectif d’économistes. La réalité historique montre que le temps travaillé n’a cessé de baisser dans nos pays, limitant le chômage. Pour autant, l’instrument est à utiliser avec discernement. D’une part la transition énergétique et écologique si elle est convenablement impulsée va créer des emplois, d’autre part la souplesse nécessaire des organisations, le numérique et enfin les besoins des jeunes supposent des modes d’organisation plus flexibles (il est souvent par exemple préférable de raisonner en jours sur l’année voire sur plusieurs années qu’en heures hebdomadaires). Quoi qu’il en soit le refus de recourir à cet instrument repose sur des erreurs doctrinales et non sur des faits établis.
Conclusion
Nos concitoyens ne sont ni stupides ni fatalistes. Ils sentent bien que quelque chose ne tourne pas rond et qu’il faut donc tourner une page. Ils envoient en ce moment un signal très clair. Il est vital que les candidats qui visent à un équilibre social minimal dans notre pays prennent conscience des erreurs qui ont conduit notre pays dans l’impasse politique. Il va falloir que le futur président prenne conscience de la nécessité de changer en profondeur la politique économique. Les faits sont têtus.
Alain Grandjean
3 réponses à “De graves erreurs économiques à l’origine de la déroute social-démocrate”
Je ne suis pas ce qu’on peut appeler un spécialiste de l’économie car simplement biologiste près de la retraite mais intuitivement je sens que tout ce qui est dit là est vrai !! malheureusement !!?
merci pour cet article. Au delà du diagnostic que nous sommes nombreux à partager, allez voir le site de Nouvelle Donne.fr qui en sus fait des propositions concrètes que les politiques et autres candidats à la présidentielle ont plus ou moins empruntées sans toutefois conserver leur cohérence, ce qui amène hélas à des non programmes
Salut Alain
Merci pour ces 6 constats limpides et convaincants !
Ils sont de véritables biens publics et conduisent à une conclusion logique: il est vital que le futur président prenne conscience de la nécessité de changer en profondeur la politique économique.
Ce qui me préoccupe, à 48h du scrutin, c’est que parmi les 4 candidats désormais susceptibles de gagner, il y en a au moins 3 dont on peut douter qu’ils partagent la totalité de ces 6 constats, et notamment le 1 et le 4.