Guerres de l’anthropocene : l’armée américaine s’adapte à la « longue urgence »

 

Nous avons le grand plaisir d’accueillir un billet de Jean-Michel Valantin, docteur et chercheur en géostratégie, spécialiste notamment des liens entre sécurité et environnement dont les analyses très documentées nous font comprendre que l’anthropocène change fondamentalement la donne en matière de stratégie militaire.  

Alain Grandjean

     Aux Etats-Unis, l’Etat-major interarmées et les plus hauts responsables de l’US Army, de l’US Navy, des marines, de l’Air Force identifient le changement climatique comme un « threat multiplyer », un « multiplicateur » et un « amplificateur » de menaces.

Les casernes de l’US Army entrent massivement en démarche de développement durable, en se couvrant de panneaux photovoltaïques, en multipliant les projets portant sur l’eau, l’énergie, la biodiversité (Valantin, Climate blowback and US National security, The Red Team Analysis Society, 27 Octobre 2014).

Ces dynamiques correspondent en fait à une même prise de conscience, à savoir l’émergence des liens complexes entre les problématiques de défense et de sécurité et la nouvelle réalité planétaire qu’est la nouvelle ère géologique et biologique contemporaine, qu’un nombre croissant de chercheurs qualifie d’ « Anthropocène » (Jan ZalasiewiczAnthropocene: a new epoch of geological time?, 2011).

Ces nouvelles problématiques sont autant de possibles menaces stratégiques, que s’approprient cette énorme armée.

Anthropocène : 24 indicateurs, un seul diagramme - trouvé sur http://wordlesstech.com/
« Anthropocène, un diagnostic terrifiant » Illustration : 24 indicateurs, un seul diagramme

En effet, les changements géophysiques planétaires qui sont en cours sont porteurs de menaces stratégiques majeures. Le changement climatique, le réchauffement, l’acidification et la dilatation de l’océan mondial, la crise catastrophique de la biodiversité terrestre et marine, la combinaison des pollutions, la destruction des sols interagissent et se renforcent les uns avec les autres. Elles se combinent avec les évolutions démographiques, sociales, économiques, politiques et militaires de l’humanité, dont elles composent les nouvelles conditions de vie.

Il en résulte des changements politiques et stratégiques, qui se traduisent par la préparation de l’armée américaine aux nouveaux risques de conflits qui en découlent ou qui risquent de s’ensuivre.

Le Pentagone anticipe le changement climatique

En 2003, l’armée américaine venait d’envahir l’Irak et tentait de contrôler ce pays en cours d’insurrection et la présidence du président George W. Bush était dominée par un fort courant « climato-sceptique ». C’est dans ce contexte qu’un influent bureau du Pentagone fit « fuiter » un rapport intitulé “An Abrupt Climate Change Scenario and its Consequences for U.S National Security”.

Ce document est d’autant plus étonnant qu’il a été commandité par l’ « Office of net assessment », un bureau du Pentagone spécialisé dans l’évaluation des menaces pour la défense nationale américaine et qui, pendant quarante ans, s’est distingué par l’emphase de ses analyses quant au « péril rouge » et pour sa ligne politique droitière et particulièrement conservatrice.

Un des rapports des "green hawks"
Un des rapports des « green hawks »

En rupture avec l’histoire politique de ses commanditaires, le document met en évidence la vulnérabilité globale des Etats-Unis aux effets du changement climatique, en raison de l’impact de ce processus sur l’agriculture, sur l’approvisionnement en eau et sur la sécurité alimentaire, ainsi que sur l’industrie et sur les conditions de vie des 320 millions d’américains et les nouvelles tensions sociales et politiques qui pourraient en découler. Par ailleurs, en tant que pays à l’économie largement globalisée, la multiplication des tensions de même type partout dans le monde aurait des effets dangereux tant en termes de sécurité que de défense.

En d’autres termes, l’immensité de l’échelle propre à la menace du changement climatique a amené les responsables de l’ « office of net assessment » à le rendre « officieusement officiel ».

Quatre ans plus tard, les conclusions de ce rapport seront reprises et approfondies par un panel d’officiers supérieurs en retraite, dont l’ancien chef d’Etat major des « marines » Anthony Zinni et l’ancien directeur de la CIA James Woolsey.

Ces premiers travaux de prospective stratégique et d’alerte composent la base de la réflexion de l’armée et de la communauté de la US National security, et vont connaître une première et brutale confirmation en 2005.

L’expérience d’une crise climato-stratégique : la dévastation de la Nouvelle Orléans

La compréhension des enjeux militaires liés au changement climatique s’ancre aussi dans l’expérience connue sur le sol américain, lors de la dévastation de la Nouvelle Orléans lors du passage de la tempête « Katrina », le 30 août 2005. La tempête déclenche une immense inondation urbaine, en fragilisant, entre autres, les digues du lac Ponchartrain. Toute la zone urbaine installée en contrebas est littéralement transformée en « archipel urbain », tandis que les coupures d’eau potable et d’électricité et les projections de débris désorganisent l’ensemble de la ville (Douglas Brinkley, The Great Deluge, 2007).

By Jocelyn Augustino (This image is from the FEMA Photo Library.) [Public domain], via Wikimedia Commons

La population néo-orléanaise est lourdement mise en danger par l’irruption de l’eau et l’installation de milliers de « mini-camps de réfugiés » sur les toits des maisons dans les zones les plus inondées, qui se trouvent être aussi les plus défavorisées, que les milliers de personnes rassemblées dans le stade de la ville sont vite à court de d’eau potable, de vivres, de soins et la cohésion sociale de l’ensemble de la ville est menacée de désagrégation (Valantin, “Hyper siege: climate change versus U.S National security”, The Red Team Analysis Society, March 31, 2014).

C’est alors que l’armée américaine découvre avec stupeur qu’elle ne peut intervenir sur le sol américain, en raison d’une part de son surinvestissement en hommes et en matériel en Afghanistan et en Irak, mais aussi parce que la tempête a rendu les voies de communication totalement impraticables.

De surcroît, cet effondrement socio-environnemental d’une grande ville du littoral de ce qui, à l’époque, était la plus grande puissance politique, économique et militaire au monde, est filmé et retransmis en direct par les équipes de télévisions en hélicoptères, renforçant ainsi l’impression d’impuissance politique et concrète face au désastre. En désespoir de cause, la Maison Blanche prit en urgence la décision de faire intervenir la compagnie de sécurité privée « Blackwater » pour « forcer » le passage, entrer dans la ville et commencer à y ramener l’ordre (Jeremy Scahill, Blackwater, 2007).

Pour la Défense nationale américaine, cet épisode « Katrina » fut un véritable choc collectif, qui amena de nombreux officiers d’organismes responsables à lancer une réflexion approfondie sur la signification stratégique contemporaine des évènements climatiques extrêmes.

Même s’il demeure difficile aux climatologues de dire si « Katrina » était ou non induite par le changement climatique, cette tempête a forcé les militaires américains et l’ensemble de la communauté de la « US National Security » à réaliser, de façon concrète et ressentie, le type de menace qu’un avenir dominé par le changement climatique risque de réserver.

 Le développement militairement durable

En parallèle à la prise de conscience et à l’expérience des effets du changement climatique, l’armée américaine découvre, du fait de l’occupation de l’Irak, la philosophie, les démarches et les pratiques propres au développement durable.

Wikimedias commons
Wikimedias commons

En effet, la guerre d’Irak est la matrice du développement durable pour l’armée américaine. En effet, durant la période d’occupation du pays de 2003 à 2010, les nombreuses bases américaines présentes sur le territoire iraquien nécessitaient un approvisionnement régulier en vivres, en munitions et, en particulier, en carburant, afin de faire fonctionner de manière ininterrompue les dizaines de milliers de climatiseurs nécessaires à la vie quotidienne des soldats américains exposés au climat moyen-oriental (Valantin, Guerre et Nature, l’Amérique se prepare à la guerre du climat, 2013).

Ces climatiseurs pouvaient consommer jusqu’au deux tiers du carburant de chaque base, induisant un trafic permanent de nombreux convois de l’armée américaine, qui constituaient autant d’occasions d’attaques par les nombreuses guérillas nationalistes et islamistes (Mike Davis, Buda’s wagon, a Brief History of the Car Bomb, 2007).

Après avoir tenté pendant quelques années de renforcer les convois, ce qui ne fit qu’en accentuer les coûts, des équipes de chercheurs du « US Department of Defense » imaginèrent de renverser la problématique. Ils décidèrent d’adapter certaines bases aux conditions de vie iraquiennes, en utilisant des capteurs photovoltaïques, particulièrement adaptés à un pays connaissant un ensoleillement quotidien particulièrement intense, en améliorant l’efficacité énergétique et l’aération des bâtiments militaires américains (Thomas Friedman, Hot, Flat and Crowded, 2009).

Le paradigme du changement climatique est devenu central pour l'armée américaine
Le paradigme du changement climatique est devenu central pour l’armée américaine

La conséquence en fut une réduction significative des besoins en carburant de ces bases, et ainsi des convois de ravitaillement et de la vulnérabilité tactique et opérationnelle qu’ils induisaient. En d’autres termes, les démarches de développement durables des bases américaines contribuèrent à améliorer la situation opérationnelle de l’armée américaine en Iraq, tout en soutenant l’avantage défensif des bases. Le développement durable a ainsi permis une meilleure adaptation de l’armée américaine au théâtre d’opérations dans lequel ses unités étaient déployées (Steve Hargreaves, CNN Money, For the military clean energy saves lives, 17 Aug. 2011).

Depuis le retour des troupes américaines aux Etats-Unis en 2010, ce vaste capital d’expérience acquis sur les avantages tactiques, opérationnels et sécuritaires du développement durable lors d’un déploiement sur un théâtre d’opération, est réinvesti dans le fonctionnement même de l’armée américaine.

Les positions et convictions portées pendant longtemps par le petit réseau d’officiers supérieurs favorables à une prise en compte des enjeux du développement durable, qui se surnommaient eux-mêmes les « the green hawks », est devenu une des dimensions de la politique de défense américaine.

La Great Green Fleet : biofuel, optimisation énergétique...Wikimedia commons
La Great Green Fleet : biofuel, optimisation énergétique…Wikimedia commons

Ainsi, l’US Navy dédie t’elle une flotte de combat, qualifiée de « Great Green fleet » à l’expérimentation de nouvelles modalités d’efficacité énergétique, afin de renforcer l’indépendance de la Navy aux carburants dépendant d’importations étrangères, tout en renforçant sa capacité et son rayon d’action.

Préparer la « US National Defense and security » au choc de l’Anthropocene

Le croisement entre la recherche menée par le Pentagone, le choc de « Katrina » et l’expérience de l’avantage opérationnel conféré par le développement durable en Irak nourrissent la réflexion, aussi dynamique qu’évolutive, de l’armée américaine. Ses responsables scientifiques, opérationnels et politiques s’interrogent sur les liens en cours et à venir entre le « global change » et la nécessité pour cet énorme appareil de défense à conserver sa capacité de dominance et de projection de force à l’échelle mondiale (voir, par exemple, la 2014 Quadrennial Defence Review).

En effet, les travaux de l’armée américaine ont amené l’ensemble de la communauté de sécurité nationale américaine, c’est-à-dire la galaxie composée par les forces de sécurité intérieure, les agence de renseignement, les think tanks, les entreprises spécialisées, les universités, les médias, les commissions du Congrès, à s’approprier le sujet (comme, entre autres, CSIS, The Age of Consequences, 2007).

La finalité de cette réflexion est, pour le système américain de défense et de sécurité, d’être en mesure d’identifier les menaces émergentes, afin de pouvoir élaborer et de mettre en œuvre les stratégies nécessaires à l’établissement de la dominance militaire américaine, par l’adaptation nécessaire à un monde qui risque d’être défini comme étant celui de la « longue urgence ».

La « longue urgence » s’impose

Cette notion, mise au point en 2005 par James Howard Kunstler, met en évidence la façon dont les sociétés, les Etats et les systèmes de défense et de sécurité nationaux et internationaux vont être mis sous une pression aussi constante que croissante par les effets combiné du changement climatique, de la crise de l’eau, de la compétition généralisée pour l’énergie, les ressources naturelles et la nourriture, de la crise de la biodiversité et des nouveaux risques pandémiques (James Howard Kunstler, The Long emergency, surviving the converging catastrophes of the twenty-first century, 2005).

La "longue urgence" est plus que le déclin de la société du pétrole
La « longue urgence » est plus que le déclin de la société du pétrole

Cette « longue urgence » est en fait le résultat de la modification planétaire en cours, qu’un nombre croissant de scientifiques qualifie d’ « Anthropocène ». En effet, ce concept permet de qualifier la façon dont l’espèce humaine est devenue la principale force géophysique et biologique de notre planète. Or, cette nouvelle ère géologique est caractérisée par l’altération des conditions de vie installées depuis des dizaines de milliers d’années, à un rythme d’une telle rapidité qu’il est sans doute inédit dans l’histoire de la Terre depuis plusieurs dizaines de millions d’années. Or, la question politique et stratégique la plus fondamentale de notre temps est de savoir si les sociétés contemporaines sont adaptées à cette « grande transformation » qu’elles ont déclenchée ?

Les guerres de l’Anthropocène ont commencé

Or, les militaires américains, ainsi qu’un certain nombre de leurs homologues, alliés ou adversaires, d’autres pays, commencent, depuis quelques années à faire l’expérience des effets stratégiques et opérationnels. Ainsi, l’actuelle guerre civile en Syrie et son extension à l’Irak et, par le biais de l’horreur terroriste et de la fuite des populations, en Europe, en Asie et en Afrique, apparaît comme intrinsèquement liée aux manifestations les plus contemporaines de l’Anthropocène qui en amplifie certaines causes et certains effets stratégiques. (Mais ces manifestations ne sont pas, en elles-mêmes, à l’origine de la guerre et de ses ramifications).

Ainsi, la vague de chaleur historique de 2010 en Europe et en Asie a entraîné une baisse de la productivité agricole russe et ukrainienne (Alyson Kenward, “2010 Russian heatwave more extreme than previously thought”, Climate Central, March 17, 2011). En conséquence, le prix des céréales sur le marché mondial a connu une violente augmentation des prix, qui s’est répercutée sur celui des denrées de base, dont le pain, en particulier dans les pays arabes. Cela a alimenté (mais non pas créé, nous insistons sur cet aspect des choses) les tensions sociales et politiques qui se sont condensées sous la forme des « Printemps arabes » (Werrell and Femia, The Arab Spring and Climate Change, 2013).

Par ailleurs, en Syrie, une sécheresse d’une ampleur historique ravageait les campagnes et les communautés rurales depuis 2006, entraînant un exode urbain massif, dans des villes dont ni les infrastructures, ni les autorités politiques n’étaient prêtes faire face à un tel afflux (“Syria: Drought driving farmers to the cities“, IRIN, 2 September 2009).

Vidéo terrible de la destruction de Homs, Syrie
Vidéo terrible de la destruction de Homs, Syrie

Cela s’est accompagné d’une profonde déstabilisation sociale, qui, croisée avec la crise des prix alimentaires de 2010 et 2011, a là aussi contribué à installer la société syrienne dans des tensions majeures, qui se sont conjuguées à celles leur pré existant. Cette combinaison s’est traduite sous la forme des contestations politiques du terrible régime de Bachar El Assad, et de la montée aux extrêmes qui a lieu en Syrie depuis 4 ans, en particulier avec l’émergence de l’Etat Islamique (Voir le travail exceptionnel d’Hélène Lavoix, Helene Lavoix, Portal to the Islamic State war”, The Red Team Analysis Society) .

Or, cette déstabilisation d’un Etat d’une importance géopolitique majeure au Moyen-Orient, qui a permis l’installation de l’Etat Islamique et de sa démarche de conquête, a entraîné contre lui la création d’une coalition militaire internationale largement menée par l’armée américaine.

En d’autres termes, l’Anthropocène n’est pas à l’origine de menaces « nouvelles » mais, dans sa dimension climatique, est bel et bien devenu le « multiplicateur/amplificateur de menaces » identifié depuis quelques années par les chercheurs de l’armée américaine.

L’Anthropocène est ainsi en train d’acquérir une dimension non seulement géophysique, mais aussi, géopolitique et militaire, qui entre dans le champ d’action du Pentagone, et dont le retour d’expérience ne peut que renforcer la pensée stratégique américaine sur le lien entre l’Anthropocène et la Défense nationale américaine.

Cependant, l’armée américaine n’est pas le seul appareil militaire à prendre conscience des enjeux stratégiques liés à l’Anthropocène. D’autres, notamment les militaires russes, l’ont aussi compris et réagissent en s’y adaptant avec force.

A suivre.

Jean-Michel Valantin, docteur et chercheur en études stratégiques, responsable de la rubrique « environment and security » de www.redanalysis.org, auteur de « Guerre et Nature, l’Amérique se prépare à la guerre du climat ».

4 réponses à “Guerres de l’anthropocene : l’armée américaine s’adapte à la « longue urgence »”

  1. Avatar de campos
    campos

    Pour information, ce n’est pas récent. « Nous ne prétendons pas prédire la manière dont le changement climatique va se produire. Notre intention est de rendre parlants les effets que celui-ci pourrait avoir sur la société si nous n’y sommes pas préparés. Les sociétés les plus combatives sont celles qui survivent ». conclusion d’un rapport secret du pentagone 2003 2006. Qu’on peut trouver en librairie.

  2. Avatar de yt75

    C’est magnifique (lu en travers), mais tout cela a-t-il encore grande importance ?
    Pas forcément.

     »
    Démocratie

    « Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
    « Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
    « Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
    « Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

     »
    (Rimbaud, illuminations)

  3. […] à cette situation, l’US Army fit un premier effort significatif d’économie d’énergie fossile grâce à l’utilisation massive de panneaux photovoltaïques et à une […]

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