[1] Addendum à une intervention à un séminaire d’économie de la transition énergétique [2]
J’ai eu la chance jeudi 22 mai de pouvoir être le « discutant » d’une présentation faite par Pierre-Noël Giraud (PNG dans la suite), professeur à Mines Paris Tech et Dauphine. Le sujet étant complexe, je crois utile d’écrire noir sur blanc l’essentiel de mes propos et d’y apporter quelques précisions. Je me suis délibérément placé dans l’horizon court qui nous sépare de 2050. Car c’est dans ce délai que se joue l’enjeu de la hausse des 2°C.
1) Il y a sous terre plus d’énergie fossile qu’il n’en faut pour que nous dépassions la barre des 2° d’augmentation par rapport à 1850 de la température sur la surface de la terre.
Les chiffres me paraissent indiscutables. Selon le rapport 5 du groupe 1 du GIEC (voir http://www.climatechange2013.org/report/) nous avons émis (en 2011) 530 GTC[3] de CO2[4] depuis 1871. Pour éviter de dépasser la barre des 2°C, il suffit d’émettre au total moins de 800 à 880 GTC (selon le degré de probabilité de dépasser ces 2°C). Il nous reste donc un « budget carbone » de l’ordre de 300 GTC. Chaque année nous en émettons de l’ordre de 10[5]. A ce rythme nous aurons dépassé notre budget dans 30 ans. Du côté des réserves prouvées[6] de gaz pétrole et charbon, elles sont supérieures à 800 GTC (dont 300 en se limitant au gaz et pétrole conventionnels)! Nous ne serons donc pas contraints par cette limite. En outre, les ressources sont bien supérieures. Selon l’AIE les réserves ultimes
restantes[7] de pétrole et de gaz, correspondraient à elles seules à des émissions supérieures à 1 000 GtC. Celles de charbon à plus de 8 000 GtC. Ces derniers chiffres sont bien sûr discutés et incertains (pour mémoire en 2007 le GIEC se basait sur une estimation pour les ultimes récupérables de pétrole, gaz et charbon de 3700 GTC ; le débat sur les ressources ultimes de charbon est loin d’être clos, voir plus loin) …Mais les ordres de grandeur sont là : on a beaucoup plus de fossiles sous terre, même en se limitant aux réserves prouvées, que ce qu’il suffit de brûler pour dépasser les 2°C. Un graphique dû à Stéphane Amant permet de le visualiser facilement.
2) Ce raisonnement n’est pas modifié –en théorie- par des contraintes de « débit ».
Il ne suffit pas d’avoir les stocks sous terre. Encore faut-il les produire au rythme suffisant et passer d’un raisonnement en stock à un raisonnement en flux annuel. Qu’en est-il ? Nous produisons actuellement une quantité d’énergie croissante en volume et ne semblons connaître de tensions que sur le pétrole, plus exactement sur l’énergie consommée sous forme liquide. Il n’y a pas de contraintes physiques incontournables de flux au niveau mondial du côté de la production d’électricité (qui se fait à base de charbon, gaz, nucléaire, hydraulique et autres renouvelables) ni du côté du chauffage et ce dans l’horizon des quelques décennies dont nous parlons.
Côté énergies liquides, les non-conventionnels ont à ce jour un coût pas si élevé que cela et un potentiel pas si faible que cela (voir plus bas les graphiques AIE). C’est le premier substitut auquel nous avons recours et qui se développera dans les prochaines années.
Mais, par ailleurs, nous pourrons – toujours sous l’hypothèse que nous n’intégrons pas de contraintes environnementales[8]– continuer à investir dans des usines de transformation du gaz ou charbon en liquides :
- Pour produire 1 baril / jour dans une raffinerie du pétrole il faut investir de l’ordre de
20 à 40 000 $
- Pour produire du CTL (charbon transformé en liquide) ou du GTL (gaz transformé en liquide) il faut investir de 80 à 150 000 $ soit en gros 3 à 5 fois plus
Ces montants certes élevés ne sont pas hors de portée des industries concernées[9]. D’une part le coût du raffinage (donc de transformation du pétrole – qui serait remplacé en partie et progressivement par du gaz ou du charbon- en essence, diesel ou jet fioul) dans le prix final sur le marché d’un litre d’essence est de l’ordre de 5 à 8 centimes. La multiplier par 5 ne change pas radicalement la donne. D’autre part, l’industrie pétro-gazière investit 700 milliards de dollars par an en exploration-production (voir graphique). Pour produire 1 million de barils aujourd’hui en GTL ou CTL il faut mettre sur la table une centaine de milliards de dollars.
Notons enfin que la fabrication du GTL et du CTL « coûtent » de l’énergie. Une tonne de charbon donne environ 2,5 barils de carburant (soit la moitié de l’énergie de départ). On pourrait donc craindre à nouveau ici une limitation par la ressource ! Mais côté charbon cela semble malheureusement peu probable à l’horizon 2050. Les ressources ultimes de charbon sont difficiles à estimer mais prenons une fourchette de 1000 à 5000 GTonnes[10], (bien inférieure aux estimations de l’AIE mentionnées ci-dessus) correspondant à 1000 à 2000 GTep . Nous n’en avons consommé à ce jour que 160 et nous en consommons en ce moment un peu moins de 4 par an. Même en doublant cette consommation d’ici 2050 nous n’aurons pas atteint le pic charbon.
En résumé, si nécessité fait loi, nous ne buterons pas sur une contrainte physique côté ressources (d’ici 2050) tant que nous ne mettrons pas le holà à l’exploitation des fossiles.
Investissements annuels en exploration production gaz et pétrole, et prix du baril
3) D’autres paramètres vont cependant venir « contrarier » l’idée exposée par PNG que le prix du « pétrole » (au sens d’hydrocarbure liquide conventionnel ou non, synthétique ou non) ne dépassera pas en tendance les 100 à 120 dollars par baril.
Rappelons d’abord le graphique présenté en séance par PNG. Il est issu du rapport World Energy Outlook 2012 de l’AIE. La version 2013 ne change pas fondamentalement les conclusions. Je la fais néanmoins figurer.
Coût de production de l’hydrocarbure liquide en fonction de la nature de la ressource.
Source : AIE WEO 2012
Il en ressortirait donc qu’à 100/120 dollars le baril nous avons des ressources et du temps devant nous[11]. Nous avons produit et consommé depuis le début de la production pétrolière 1 Tbl[12] (1 terabarils) et au prix de 100/120 dollars/baril on pourrait en sortir, si l’on en croit l’AIE, 7 Tbl de plus. Mais insistons sur le fait que c’est dans l’hypothèse où nous n’intégrerions pas les contraintes d’environnement, qu’elles soient locales ou globales et climatiques.
Si, côté pétrole conventionnel, le plafond de production est atteint[13] ou va l’être prochainement, le remplacement progressif par les non-conventionnels puis les « XTL » déplacerait de plusieurs décennies pour les liquides le moment de la descente …aux enfers (dont la forme de la pente est aussi l’objet d’un long débat). C’est en effet « après le pic » que les ennuis sérieux commencent car la production décroit (plus ou moins rapidement, l’enjeu de la vitesse de la décroissance est majeur) alors que la demande elle est souvent contrainte (et très inélastique au prix).
Courbes de déplétion du pétrole conventionnel en fonction des réserves ultimes
Source : Carbone 4 From Historical IEA, AIE, E&L, BP ; prospective The Shift Project with Hubbert extrapolation
C’ainsi que l’AIE (dans le WEO 2013) voit ce lissage :
Cette vision est cependant à mes yeux à corriger de nombreux facteurs, dont certains ont d’ailleurs été rappelés par PNG :
- le développement des champs conventionnels (yet to be developed ou fund) est colossal (il s’agit d’investir pour compenser une perte de plus de 40 millions de barils/j entre 2010 et 2035) ; malgré l’optimisme de l’AIE, ce n’est pas gagné (et pour mémoire l’essentiel est au Moyen-Orient)
- la financiarisation des marchés pétroliers transforme le prix du baril en variable aléatoire qui peut subir, comme l’a montré Nicolas Bouleau, des fluctuations importantessusceptibles de conduire à des erreurs majeures d’investissements de la part des compagnies pétro-gazières ou charbonnières.
- les 5 grands pays pétroliers de l’OPEP peuvent avoir intérêt aussi à faire fluctuer ce prix pour freiner les investissements hors OPEP
- les chocs géopolitiques peuvent créer des tensions à la hausse et conduire à des récessions qui limitent l’investissement
- ils peuvent conduire à des comportements protectionnistes de la part des grandes régions du monde et créer des hausses de prix très fortes dans certaines d’entre elles (est-il utile de rappeler que l’Europe qui est très démunie de ressources énergétiques ?)
- nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle crise financière
- les dégâts écologiques et sanitaires de la crise écologique actuelle et de la dérive climatique peuvent également créer des récessions et des tensions
- l ‘exploitation de certains non-conventionnels est source de pollutions massives, celles du charbon également mais aussi d’impacts sanitaires et de nombreux décès, de plus en plus connus et dénoncés. Elle pourrait être freinée (indépendamment des progrès de la régulation globale sur le climat). Des contraintes réglementaires, des difficultés croissantes d’acceptation sociale pourraient très fortement ralentir les projets, en grever la rentabilité et refroidir les ardeurs des financiers…
Bref je ne crois pas à un avenir lisse « en tendance ». Je crois plutôt à la provenance de chocs répétés, qui peuvent faire bouger le prix du pétrole (et de ses substituts) de manière très chaotique. Il se pourrait aussi que le prix du baril se mette à croître « en tendance » -pour des raisons « extra-économiques »- comme le pensent certains analystes du FMI [14] qui le voit doubler d’ici 2020 ou de l’OCDE[15] qui projette une fourchette 150-250 dans le même horizon.
Au total, il est probable que les désagréments de l’élévation de température joints aux tensions politiques dues à la localisation des gisements de pétrole et de houille restants vont créer des incertitudes et des instabilités géopolitiques et financières très fortes, de plus en plus fortes avec la dégradation réelle du climat… De sorte que le consommateur et l’industriel diminuent leurs risques économiques en se détournant au maximum des ressources énergétiques fossiles : ils ont raison d’agir comme si la rareté allait jouer, alors que c’est la volatilité qui va jouer.
Cela néanmoins ne contredit pas le propos initial : ce n’est pas la quantité physique de réserves énergétiques fossiles qui limitera nos émissions de CO2. Cette conclusion est quand même fondamentale. Voyons pourquoi.
4) Conclusion : le marché ne pourra régler pas notre problème. Des instruments de politique publique sont à mobiliser en particulier dans le domaine des contraintes environnementales.
Si notre problème était d’abord un problème de ressources, il serait plus difficile de résister à l’argument central des experts et économistes libéraux ou assimilés qui diront tous qu’il suffit de laisser faire le marché…Les prix monteront alors suffisamment pour limiter la consommation. La maîtrise de la demande émergera spontanément.
On se rend bien compte aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Les investissements à réaliser pour réduire notre consommation d’énergie se font lentement et pas au niveau d’ambition nécessaire car le prix de l’énergie n’est pas assez élevé pour cela.
Et ce n’est pas une volatilité et une incertitude accrues qui augmenteront l’envie ni la capacité d’investir. Les banques et institutions financières déjà réservées par rapport au financement du « long terme » le seront encore plus.
Ce n’est qu’en introduisant des contraintes supplémentaires que nous y arriverons :
- interdictions d’exploitation (et en amont de financement) si les dégâts environnementaux sont excessifs
- normes et règlements pour réduire les consommations d’énergie et les émissions de GES
- taxes et dispositifs assimilés pour renchérir le prix d’usage des énergies fossiles et de leurs dérivés.
Si elle veut dire absence de contraintes sur l’exploitation des ressources, l’heure de l’écologie positive n’est pas encore arrivée ! Le défi écologique peut être une source d’enthousiasme et d’innovation (autre forme de « positivité ») mais cela ne doit pas faire croire que l’écologie de marché et de l’entrepreneuriat résoudra tout à elle seule. Nous avons aussi besoin que sur le terrain les acteurs s’opposent aux projets dévastateurs pour l’environnement. Nous avons besoin de régulations publiques nationales et internationales fortes.
Il va falloir que nous les décidions collectivement et là…ce n’est pas gagné dans les prochaines années[16]. Nicolas Bouleau me fait parvenir à ce sujet cette citation :
« Dès lors que les énergies fossiles sont sorties du sol, elles seront de toute manière consommées, et produiront des émissions de gaz carbonique. Si ce n’est pas fait par nous, ce sera fait par d’autres et les émissions de gaz carbonique resteront au même volume. La seule solution serait de limiter l’extraction l’extraction du pétrole, du gaz naturel, et du charbon, mais il n’existe aucun consensus mondial pour le proposer »
Valéry Giscard d’Estaing dans la préface de « CO2 un mythe planétaire » de Ch. Gerondeau, 2009.
Il est malheureusement probable que nous dépassions la barre des 2°C. Mais cela ne dit rien sur la suite des événements. Je reste convaincu, de mon côté , que nous pouvons limiter la casse et décider de contraintes, certes trop tardivement par rapport aux 2°C, mais pas trop pour éviter une dérive largement supérieure, ce qui est loin d’être vain. Et même dans cette hypothèse, cela veut dire que nous aurons appris à nous passer d’une énergie qui est à notre disposition ! Bref ce n’est pas la pénurie qui nous rendra sages mais bien notre liberté !
Nous y arriverons moyennant une mobilisation internationale et un engagement forts dans cette aventure !
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[2] C’était la 11ème session du séminaire «Economie de la transition écologique» intitulée
« Ressources et poubelles », qui s’est tenue au Centre d’Economie de la Sorbonne. Mes remerciements à Nicolas Bouleau pour sa relecture d’une version antérieure de ce texte et à Raymond Zaharia pour sa réaction vigoureuse en séance.
[3] 1 GTC c’est un milliard de tonnes de carbone ; on compte les émissions de GES dans l’atmosphère en TC ou en TCO2eq (qui vaut 44/12 TC)
[4] Je n’évoque ici que la question du CO2 et pas celle des autres GES dont il nous faut aussi réduire les émissions.
[5] Et de l’ordre de 15 GTC pour l’ensemble des gaz à effet de serre, soit de l’ordre de 50 GTCO2éq.
[6] Les réserves prouvées représentent la part des ressources dont l’extraction / production est considérée comme certaine à 90%.
[7] Ressources prouvées et non prouvées (mais techniquement extractibles)
[8] Notons que la Chine a décidé d’un moratoire en 2008 sur le CTL du fait de l’énorme quantité d’eau que requiert cette technique.
[9] La production cumulée mondiale de CTL et de GTL est de l’ordre du demi-million de barils/ jour. Les gros pays sont le Qatar pour le CTL et l’Afrique du sud pour le CTL. Voir une note très claire de Vincent Beuret de l’office fédéral (suisse) de l’énergie.
[10] Pour s’y retrouver dans le monde du charbon, voici quelques ordres de grandeur : une tonne de charbon produit de 0,4 à 0,7 Tep (tonne équivalent pétrole) et sa combustion émet environ 1,3 Tonnes de carbone par Tep. Selon sa qualité, la teneur en carbone d’une tonne de charbon est donc de 50 à 90 % de son poids.
[11] Même si l’AIE dans son rapport est prudente : elle indique que ce potentiel ne sera pas nécessairement exploité et que « today’s economic prices may not represent the required prices at the time in the future when the resources will be produced. Elle projette à 2035 une fourchette de prix du baril de 100 à 145 dollars2012.
[12] Soit un millier de milliards de barils. Rappelons que nous brûlons pour nos besoins énergétiques annuellement environ 30 milliards de barils par an (30 Gbl). A ce rythme 1 Tbl représente 30 ans…
[13] Dans le scénario « new policies 2013» il est considéré par l’AIE comme étant atteint en 2010. Voir graphique dans le corps du présent post.
[14] Source: IMF (2012), “The future of oil: geology versus technology”, Research Department, May.
[15] Source: Jean-Marc Fournier, Isabell Koske, Isabelle Wanner and Vera Zipperer (2013), “THE PRICE OF OIL – WILL IT START RISING AGAIN?”, OECD ECONOMICS DEPARTMENT WORKING PAPER No. 1031.
[16] Quitte à me répéter, c’est simplement parce que nous n’avons toujours pas découplé ces émissions de GES de la croissance du PIB. Même à croissance mondiale nulle, notre « budget carbone » n’est que de 30 ans avec des émissions mondiales qui au mieux se stabiliseraient. La conférence climat de Paris en 2015 pourra faire faire encore des petits progrès dans la régulation climatique. Mais on ne peut pas en attendre qu’ils soient suffisants pour limiter assez vite nos émissions.
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