Reporting carbone : des entreprises ambitieuses, le MEDEF frileux

NB: Ce texte  a été mis à jour le 21 Avril suite à un commentaire de l’Association Bilan Carbone ABC.

L’ article 173 de la Loi de Transition Energétique pour la Croissance Verte renforce et précise les obligations de « reporting » des différents acteurs de la vie économique. Deux décrets sont déjà publiés, un troisième, relatif aux entreprises, est en cours de discussion. Face à l’ampleur du défi climatique, les demi-mesures ne sont plus de saison. Le présent article plaide pour une proposition ambitieuse et accessible.

1 L’article 173  concerne :

– les investisseurs financiers et gestionnaires d’actifs, (décret publié en décembre 2015) ;

– les banques, pour les quelles l’ACPR va faire un rapport relatif à l’année 2016 (pas de décret prévu, le travail est en cours) ;

– les collectivités territoriales (décret paru) ;

– les « grandes » entreprises (sociétés cotées ou dont le bilan ou CA > 100M€ ou + de 500 salariés). Pour ces dernières, l’article 225 du Code de Commerce va être ainsi complété :

« Les entreprises concernées devront ajouter à leurs rapports annuels (dès l’exercice clos au 31 décembre 2016) des informations concernant :

1. Les risques financiers liés aux effets du changement climatique

2. Les mesures prises pour réduire ces effets en mettant en œuvre une stratégie bas carbone

3. Les conséquences sur le changement climatique de leurs activités et de l’usage des biens et services qu’elles produisent. »

Le risque carbone pour l'entreprise
Le risque carbone pour l’entreprise

Le décret en cours de rédaction doit donc préciser quelles sont ces informations et éventuellement les méthodes à employer. Les conséquences sur le changement climatique des activités d’une entreprise sont liées à son empreinte carbone (ou bilan carbone (1) ou bilan de gaz à effet de serre, ces termes sont synonymes) qui évalue ses émissions directes et indirectes. Elles peuvent être réalisées en amont (supply-chain) et en aval (usage des biens et services produits). Ce deuxième point (usage des biens et services) est donc particulièrement bien précisé dans l’article de loi. Deux exemples :

  • pour une entreprise d’édition de livres, la majorité du bilan carbone est liée à l’extraction et à la transformation du bois en papier ;
  • pour une entreprise de production de voitures, la majorité du bilan carbone est liée à la consommation des véhicules produits. Pour les entreprises intensives en énergie (qui sont soumises au marché de quotas de CO2) les scopes 1 et 2 constituent la majorité du bilan carbone. Pour les autres, l’immense majorité des entreprises, le scope 3 est majoritaire, pouvant constituer plus de 90% de l’empreinte carbone de l’entreprise.
Les Scopes 1, 2 et 3
Les Scopes 1, 2 et 3

Le débat sur le « scope 3 » (les émissions indirectes) est récurrent en France depuis la loi Grenelle II ; dans son article 75, elle rend obligatoire pour les grandes entreprises un bilan limité aux scopes 1 et 2, suite aux pressions fortes du MEDEF  en faveur de cette limite (2). Dans la pratique, soit par décision interne, soit sous la pression de la réponse (annuelle) au Carbon Disclosure Project (CDP), les entreprises cotées font de plus de en plus souvent un bilan carbone complet. Une dizaine d’ entreprises du CAC 40 ont publié leur scope 3 (ou une part importante de leur scope 3) : Accor, Axa, Bouygues, Cap Gemini, Danone, Kering, Klépierre, LVMH, Publicis Groupe, Technip. En France, des dizaines d’autres grandes entreprises de tous secteurs l’ont fait sans le publier. Le coût en est de quelques dizaines de milliers d’euros (et se réduit dans le temps quand les entreprises organisent le processus en interne). Au plan international, il existe une norme (un « technical report » qui précise l’ISO 14064-1 [3]) qui définit précisément ce qu’est un bilan GES ; elle fusionne en quelque sorte les référentiels principaux (le bilan carbone français et le GHG Protocol) et bien sûr s’étend au scope 3. Dans les pratiques, et notamment celle du CDP, la tendance est clairement à l’extension au scope 3, avec des méthodes plus ou moins exhaustives et statistiques. Enfin, divers guides sectoriels d’application des méthodologies du bilan GES ont été développés pour harmoniser les pratiques au sein d’un secteur et éviter des risques concurrentiels. Pour la France, ces guides sont notamment disponibles sur le site de l’ ADEME.

2 Débat en cours relatif à l’art 173

La Direction Générale du Trésor, en charge de la réaction du décret, a fait un questionnaire proposant (en simplifiant) trois options :

  • un bilan carbone limité aux scopes 1 et 2
  • un bilan carbone complet
  • un bilan carbone indiquant les postes significatifs

A ce stade et dans le contexte de l’article 173, la première option n’est pas recevable pour cinq raisons :

  • elle n’informe pas les tiers des effets sur le climat de l’activité de l’entreprise ;
  • elle n’informe pas les investisseurs, ce qui rend l’application du décret les concernant difficile et approximative ;
  • elle ne contribue pas à informer les dirigeants et salariés des entreprises de leur risque carbone, dont le bilan carbone permet une première approche ;
  • la Commission Européenne (4) travaille sur l’Empreinte Environnementale des organisations. L’approche retenue est multicritères et les émissions amont (scope 3 amont) seront obligatoires.
  • plus fondamentalement, il est surréaliste qu’une information essentielle dans la lutte contre le changement climatique (essentielle car elle est absolument nécessaire pour agir et piloter l’action) ne soit pas produite.

Alors qu’en parallèle la comptabilité (5) d’entreprise mobilise tous les mois, dans les entreprises, des ressources internes et externes importantes (près de 30 millions d’euros de frais d’audit pour un groupe comme Engie, document de référence 2015, p302). Qu’un groupe ne veuille pas réaliser et communiquer son empreinte carbone ruine sa sincérité et sa crédibilité en matière d’engagement dans la lutte contre le changement climatique. C’est aussi le cas du MEDEF, qui mène un combat d’arrière-garde. Au lendemain de la COP21, cette contradiction ne manquera pas d’être soulignée par toutes les parties prenantes. Néanmoins, dans certains cas, le scope 3 « aval » (usage des biens et services) n’est pas facile à estimer (exemple des produits chimiques qui viennent dans la composition de nombreux produits). Dans d’autres cas, il est logique de le limiter à la consommation d’énergie de cet usage. L’option 3 (postes significatifs) est donc la plus adaptée, elle est en outre en ligne avec les travaux de normalisation internationale (voir note 3). Elle permet une certaine souplesse d’interprétation. En outre elle est cohérente avec les travaux effectués en France depuis plusieurs années qui conduisent à élaborer des guides sectoriels (voir ci-dessus), dont les lignes directrices sont définies. La France peut continuer à être exemplaire dans le cadre de la préparation de la COP22 en imposant un « disclosure » pertinent dans le cadre de l’article 173, et en évitant la même erreur que lors du Grenelle (6) .

Alain Grandjean

Notes

(1) Le Bilan Carbone® au sens strict a été transféré de l’ADEME à l’ Association Bilan Carbone. Pour plus de facilité de lecture dans ce texte nous emploierons le terme bilan carbone au sens générique : bilan de l’ensemble des émissions directes et indirectes liées à une activité. A noter que le bilan demandé par l’art 75 de la loi Grenelle II, appelé BEGES,   est limité aux scopes 1 et 2,  ce n’est donc pas un vrai bilan carbone (voir note 6). Voir https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?cidTexte=JORFTEXT000022470434&idArticle=JORFARTI000022470999&categorieLien=cid

(2)Le guide de méthode d’application du décret de l’article 75 encourage  la réalisation du bilan carbone complet ; voir http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/Art_L229-25_Methodologie_generale_version_3-d.pdf , page 15/78.

(3)http://www.iso.org/iso/fr/catalogue_detail.htm?csnumber=43280; ce guide est en cours de révision et l’orientation prise est de rendre obligatoire les émissions « significant » et non plus seulement les SCOPE 1 et 2.En l’état actuel de révision, il est dit : « The organization shall include all GHGs that make a significant contribution to its GHG inventory. The organization shall explain its selection and justify any exclusion.The organization shall apply a process to determine which indirect emissions to include into its GHG inventory ”

(4)Voir  http://ec.europa.eu/environment/eussd/smgp/dev_methods.htm 

(5)Le bilan carbone  n’est qu’une première étape vers une comptabilité intégrée (qui mettrait en évidence les trois capitaux que sont le financier, le social et l’environnemental, et les impacts de l’ entreprise, positifs ou négatifs sur ces capitaux). Des entreprises comme Kering travaillent  dans cette direction.

(6)Voir le rapport Tourtelier Pancher http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4340.asp dont voici un extrait : « Pour ce qui concerne le BEGES, ce sont finalement les périmètres SCOPE 1 et SCOPE 2 qui ont été retenus – c’est-à-dire l’ensemble des émissions directes et indirectes induites par l’achat ou la production d’électricité – et non, comme certaines associations de protection de l’environnement le souhaitaient, le périmètre maximal SCOPE 3 (prise en compte de l’ensemble des émissions indirectes). Vos rapporteurs comprennent le souci de réalisme qui a inspiré le Gouvernement, soucieux de ne pas multiplier les obligations auxquelles personnes publiques et privées sont assujetties et de faire preuve de pédagogie. Mais ils estiment néanmoins que restreindre les BEGES aux seuls périmètres SCOPE 1 et SCOPE 2 n’est pas conforme à l’esprit de la loi et que cette première étape devra donc être suivie d’une seconde, qui verra le périmètre du BEGES étendu au SCOPE 3, indicateur le plus pertinent pour évaluer « l’empreinte carbone » d’une activité donnée. »

2 réponses à “Reporting carbone : des entreprises ambitieuses, le MEDEF frileux”

  1. Avatar de Carolann Pinaud

    Bonjour,

    Notre association étant propriétaire du Bilan Carbone®, je me permets de vous dire qu’il s’agit d’une méthode pour comptabiliser les émissions de tous les scopes et pour mettre en place des plans d’actions. Cette méthode englobe et va plus loin que le bilan GES. Noter également que le terme Bilan Carbone® est une marque et que nous diffusons également un Système de Management des Gaz d’Effet à Emissions de Serre.

    D’autre part, l’empreinte carbone n’est pas la même chose qu’un Bilan Carbone® puisque c’est un indicateur qui représente la quantité de gaz à effet de serre (GES) émise pour satisfaire la consommation française (cf. http://www.bilans-ges.ademe.fr/).

    Je reste à votre disposition pour toute information complémentaire.
    Cordialement,

  2. Avatar de Philippe Larrodé
    Philippe Larrodé

    Salut,
    Petite coquille début du paragraphe 2 (réaction vs rédaction).
    Merci et félicitations pour votre travail.
    Cordialement,
    PH. Larrodé