Financer la transition énergétique – Climat, carbone et argent : un livre à paraître le 22 septembre d’Alain Grandjean et Mireille Martini
Nous avons écrit un livre articulant finance et transition énergétique. Inspiré du rapport Canfin – Grandjean, Mobiliser les financements pour le climat, il propose des solutions pour mettre la finance au service du climat. Cela peut paraître paradoxal ou franchement utopique et nécessite donc une explication [1].
Le règne de la finance [2] sur l’économie s’est accru et ses modalités se sont diversifiées dans les quatre dernières décennies, suite à fin du régime de Bretton-Woods et des changes fixes[3]. Les changes flottants, générant chez les entreprises un besoin de protection contre les variations de change, ont conduit à la mise au point des produits dérivés sur devises ; ont suivi des produits sur taux, actions, matières premières (agricoles et minérales) puis est apparue la titrisation, au début des années 2000, sur fonds d’évolution de la réglementation financière et enfin le trading algorithmique. La finance de marché s’est parallèlement globalement accrue dans le monde au détriment de la « banque à papa » ; c’est l’essor de la « désintermédiation » qui signifie que les entreprises se financent de plus en plus sur le marché des capitaux (actions, obligations) et de moins en moins via le crédit bancaire. Et c’est aussi l’extension du shadow banking et des structures financières échappant aux réglementations et offrant des rendements « miraculeux » en prenant des risques importants.
Le tournant des années 1970-80 est aussi idéologique ; les politiques économiques tournent la page du keynésianisme et se mettent progressivement à viser un idéal dit « néolibéral » (avec bien sûr plusieurs variantes). La chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique accélèrent le mouvement. L’Union Européenne adopte l’acte unique européen en 1986, qui se fixe pour objectif l’achèvement du marché intérieur à la fin de 1992[4], puis le traité de Maastricht en 1992. Les institutions internationales (Banque Mondiale, FMI) adoptent le « consensus de Washington » (formalisé par John Williamson en 1989) qui dans les faits affaiblissent la plus grande partie des Etats du Sud, qui doivent se tourner de manière croissante vers la surexploitation de leurs ressources, notamment minérales et fossiles, pour survivre.
La finance continue à faire ses métiers traditionnels : gestion des paiements, offre de crédit et de financements, collecte et placement de l’épargne, gestion des risques. Mais d’une part en ayant recours à des méthodes mathématiques assez raffinées et d’autre part sur un terrain de jeu très agrandi du fait de l’explosion d’internet et de l’évolution réglementaire (libéralisation des mouvements de capitaux, décloisonnement des métiers et réglementation facilitatrice). Et enfin en ayant pris du pouvoir : les acteurs financiers dominent assez largement le monde économique…et le monde politique, par plusieurs voies. Qu’on pense à la dette des Etats et sa financiarisation qui les rend dépendants des marchés, à la pratique des « revolving doors » (passage des élites financières aux postes clefs du privé ou du secteur public dans les cabinets ministériels), à la domination intellectuelle du « paradigme néolibéral » globalement favorable à l’extension des marchés notamment financiers ou, dernier exemple, aux campagnes électorales aux Etats-Unis, extrêmement coûteuses, qui doivent bien être financées…
Les effets pervers de la financiarisation de l’économie
On peut affirmer que cette financiarisation a fait croître les risques financiers et environnementaux, directement ou indirectement, et notamment :
1-l’instabilité[5] des économies et la volatilité[6] des cours des produits qui peuvent être achetés par des acteurs financiers (matières premières, énergie, devises, etc.)
2-l’exigence de rendement maximal à court-terme qui polarise les entreprises (dont les dirigeants peuvent être vite remplacés…) sur la performance purement financière sans tenir compte des conséquences non monétaires ou de plus long terme, comme le pillage des ressources …
3-l’éloignement des décideurs par rapport aux réalités économiques et sociales sous-jacentes à leurs décisions, qui ne sont pas prises en compte dans les raisonnements financiers; la complexité et la non transparence créent une myopie sur les impacts environnementaux et sociaux des décisions…bien utile pour ne pas se poser de questions éthiques.
4-les inégalités de patrimoines et de revenus (à l’intérieur d’un pays et entre pays) ainsi que la provenance de situations de crises pouvant faire tomber ou retomber des populations entières dans la pauvreté ; les très riches ont un impact très négatif sur l’environnement, la grande pauvreté ne permet évidemment pas de s’occuper de la nature…
5-les possibilités et l’ampleur de la fraude fiscale et des pratiques d’ « optimisation fiscale» ; la disparition des ressources fiscales des Etats entraîne une impossible planification et une faiblesse des Etats face aux entreprises. Les politiques sont au service des entreprises et n’osent exiger une réglementation environnementale opérationnelle.
Insistons sur deux points clefs. La lutte contre le changement climatique nécessite d’engager des investissements de long terme. Ces décisions nécessitent de la visibilité et une stabilité minimale des prix concernés. L’instabilité de nos économies (théorisée par l’économiste Hyman Minsky), accrue par leur financiarisation, est donc un frein à la transition énergétique. Pour ne prendre qu’un exemple, le yoyo que fait le cours du baril n’incite pas à réaliser des investissements pour économiser le pétrole. La polarisation des acteurs sur le court terme- due au fait qu’un rendement élevé « écrase » les flux financiers lointains- non plus. C’est ce que Mark Carney, président du FSB, a appelé la tragédie des biens lointains. Plus subtilement Nicolas Bouleau montre, dans un article lumineux, que les marchés sont devenus fumigènes. Le signal-prix sur un marché très financiarisé n’a plus de sens clair. Un prix du baril élevé (qu’on se souvienne du sommet atteint en 2008 à 148 dollars) n’indique pas nécessairement un risque de pénurie et réciproquement. Dès lors les acteurs sont désorientés et leur décision d’investissement rendue beaucoup plus difficile.
Quant à la montée des inégalités, des risques de pauvretés et de la fraude fiscale, elle a aussi des conséquences négatives sur la lutte contre le changement climatique. En effet, elle démoralise les populations : pourquoi faire des efforts ? se disent les plus défavorisés, si les riches se comportent comme des voyous (et pire encore avec bonne conscience quand la défiscalisation n’est pas illégale), et si nous sommes toujours plus les dindons de la farce. Or on ne répétera jamais assez que la résolution de la question climatique et plus généralement environnementale passe par l’acceptation par les classes moyennes et aisées de mesures qu’elles peuvent considérer comme restrictives.
Réglementer la finance pour la mettre au service du climat
Pourtant la finance est indispensable à la lutte contre le changement climatique, tout simplement parce cette lutte suppose des investissements massifs et demande beaucoup d’argent. Mais on comprend que cela ne se fera pas tout seul. Les tombereaux de liquidité que les banques centrales ont créées dans les dernières années n’ont pas alimenté l’économie réelle mais la spéculation sur les matières premières comme le montre Didier Marteau du Labex Refi.
La lutte contre le changement climatique et la transition énergétique supposent donc de s’attaquer à des réformes en profondeur de la finance. Le Brexit en réduisant le pouvoir de la City dans l’Union Européenne est de ce point de vue une opportunité à saisir.
Les mesures à prendre sont bien identifiées dans notre livre, dont nous espérons, comme le dit Nicolas Hulot dans sa préface, qu’il devienne un outil de choix dans le combat contre la crise climatique. Même si nous avons cherché à être aussi réalistes que possibles, certaines paraîtront difficiles à mettre en œuvre : mais Pascal Canfin dans sa postface n’affirme-t-il pas que « toute création est une provocation ». Avons-nous le choix, et pouvons-nous permettre d’attendre ?
Alain Grandjean et Mireille Martini
Notre ouvrage peut d’ores et déjà être commandé ici.
NOTES
[2] Finance au sens large : activités de prêt de collecte et de placement de l’épargne, d’investissements, de gestion et de couverture de risques, produits dérivés, qu’elles soient faites par des banquiers au sens strict, des « financiers » ou des assureurs.
[3] Matthieu Auzanneau a mis en évidence le lien entre cet événement majeur et le choc pétrolier de 1973. Voir Or noir, la grande histoire du pétrole, éditions La Découverte, 2015
[4] La Commission prévoyait en ce sens l’adoption d’environ 300 directives pour démanteler les barrières physiques, politiques et fiscales faisant obstacle à la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes (les quatre libertés économiques considérées comme fondamentales pour la doctrine néolibérale).
[5] Comme le montre le nombre de crises bancaires, boursières et monétaires depuis la fin de Bretton-Woods, voir http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000560.pdf et plus récent : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_crises_mon%C3%A9taires_et_financi%C3%A8res
[6] C’est clair pour les matières premières agricoles (voir http://www.economie.gouv.fr/files/directions_services/dgccrf/documentation/dgccrf_eco/dgccrf_eco12.pdf) et le pétrole (voir http://www.wec-france.org/DocumentsPDF/Seminaireaeecfe/12/12_E.Hache-F.Lantz(2).pdf). Dans un rapport pour le G20 de 2011 présidé par sous Hiroshi Nakaso (vice gouverneur de la banque centrale du Japon) (voir http://www.banque-france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/G20-Study-Grou-rapport-Nakaso-final.pdf) il est écrit pudiquement : « Lorsque les flux financiers sont importants et s’accompagnent d’un comportement moutonnier de la part des investisseurs, ils peuvent parfois amplifier les mouvements des cours des matières premières et pousser ces derniers à s’écarter temporairement des valeurs compatibles avec les conditions de l’offre et de la demande physiques. »
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