La question monétaire suscite de nombreux débats et initiatives. Le QE de la BCE dont les effets sont discutés a suscité l’initiative QE for people. Les monnaies complémentaires et/ou locales s’installent dans le paysage. La technologie blockchain et l’expérience du bitcoin suscitent des espoirs dans les monnaies électroniques sans autorité centrale. Cette note a pour but de mettre en évidence une propriété cruciale de certains des mécanismes de création monétaire.
Rappelons qu’aujourd’hui, dans nos pays, l’immense majorité de la monnaie qui circule dans l’économie est créée par les banques dites secondaires ; la banque centrale crée les billets de banque (qui sont diffusés par les banques secondaires) et la monnaie centrale interbancaire. Les pièces de monnaie sont marginales.
La création de la monnaie scripturale se fait majoritairement au moment d’un crédit accordé par une banque et en contrepartie de ce crédit. Ces mécanismes ont été exposés dans ce blog et expliqués en détail par les économistes de la Banque Centrale d’Angleterre. Nous allons ici montrer d’autres mécanismes de création monétaire et insister sur une distinction majeure au plan macroéconomique : la création monétaire peut ou non conduire à l’augmentation de l’endettement d’un agent économique. On parlera dans le premier cas de monnaie d’endettement et dans le deuxième cas de monnaie libre. Nos systèmes monétaires sont fondés sur la monnaie d’endettement ce qui a des conséquences majeures sur…l’endettement des agents. Il serait vraiment souhaitable de recourir aux mécanismes générant de la monnaie libre. Si c’est, en Europe, apparemment bloqué par les institutions et la pensée unique, cette révolution est incontournable pour sortir nos pays de l’ornière de la situation actuelle de « dette-déflation ».
Pour clarifier cette idée, redisons que créer de la monnaie c’est généralement « monétiser un actif ». Cette expression signifie que la monnaie est un passif bancaire créé au moment de l’acquisition par la banque d’un actif qui est la contrepartie au bilan de la banque du passif qui est la monnaie créée. Dit autrement la banque paie l’actif qu’elle acquiert en créditant le compte du vendeur du montant de l’achat. Cet actif peut être un immeuble, un titre, des devises étrangères, ou, dans le cas le plus courant, une créance. Si l’on veut être encore plus général on observera que la banque crée aussi de la monnaie pour payer ses propres salariés et ses fournisseurs et en détruit quand elle vend un service.
Comme le dit Jean Bayard :
« Toute augmentation de l’actif, toute dépense et toute diminution du passif de ces banques se traduisent nécessairement par une création monétaire, tandis que toute augmentation de leur passif, toute recette et toute diminution de leur actif, se traduisent symétriquement par une destruction monétaire ».
Dans le cas de la monétisation d ‘une créance, la monnaie est injectée dans l’économie à l’occasion de l’endettement d’un agent économique. Au plan économique, elle suppose donc un besoin de crédit et elle est détruite au moment du remboursement de ce crédit.
Monnaie libre et monnaie d’endettement
La monnaie est dite libre quand sa contrepartie (l’augmentation de l’actif ou la diminution du passif monétisé) dans le bilan de la banque qui l’a créée n’est pas une créance.
Origines de la notion et prise en compte actuelleJ.G. Gurley et E.S. Shaw (1960) ont proposé les notions de monnaie externe ou libre (de toute dette) et de monnaie interne qui recouvrent exactement les notions de monnaie permanente et temporaire. Ces notions ont été reprises dans le monde universitaire par John Geanakoplos[1] et par Gaël Giraud[2], la monnaie d’endettement étant souvent appelée « monnaie endogène », car sa création est liée intrinsèquement à l’activité économique. Tovy Gjrebine a soutenu une thèse sur une notion très voisine[3] et proposé une réforme du budget. Gabriel Galand et moi-même avons modélisé cette notion dans le livre « La monnaie dévoilée » (1997). Irving Fisher a promu le 100% money, système monétaire où la monnaie n’est créée que par la Banque Centrale. Idée formulée également par Maurice Allais, « prix Nobel » d’économie, qui considérait que les banquiers créateurs de monnaie étaient des faux-monnayeurs. Plusieurs mouvements citoyens s’inspirent de ce courant pour proposer un mécanisme 100% money, un QE for people où l’argent créée est donnée aux citoyens, ce que justifie Michel Crinetz (ancien superviseur financier) dans une tribune récente. Jean-Marcel Jeanneney, ancien ministre avait proposé cette idée en 1996[4]. |
Exemples :
La monnaie créée par une banque qui achète un immeuble, une devise, un titre ou de l’or est libre. Historiquement la première source de création de monnaie libre était l’émission de monnaie métallique par le souverain (roi ou seigneur qui « battait monnaie »). C’est devenu tout-à-fait marginal aujourd’hui. La Banque centrale créait il y a quelques décennies de la monnaie libre lors d‘avance non remboursable au Trésor ou non remboursée dans les faits. Cette pratique n’est plus autorisée en France ni en Europe. Nous y reviendrons plus loin. Si un prêt n’est pas remboursé la monnaie créée à l’occasion devient libre. Les remises de dette ont le même effet.
Remarques
Dans la vie courante on ne peut distinguer monnaie libre et monnaie d’endettement. Son usage, sa circulation et sa destruction (la monnaie, libre ou d’endettement, disparaissant par le mécanisme bancaire de destruction monétaire) sont indépendants des modalités de sa création. Ce n’est qu’au niveau macroéconomique, à la lecture des bilans qui permettent d’établir le niveau de la masse monétaire et de ses contreparties, qu’on peut estimer la part relative de monnaie libre et de la monnaie d’endettement dans l’économie.
Notons également que pour les agents économiques non bancaires la monnaie est toujours un actif ; dans le cas de la monnaie d’endettement, cet actif a, au moment de son acquisition, une dette en contrepartie, la dette bancaire ; dans le cas de la monnaie libre, elle n’en a pas. Quand la monnaie circule, la dette reste bien sûr.
Points de repère chiffrés
Fin 2013 la masse monétaire M1 (qui additionne les moyens de paiement, pièces, billets[5] et dépôts à vue) de la zone Euro s’élevait à 5121 Milliards d’euros pour un PIB de 9931 milliards d’euros, soit 51%. André Chaineau, grand spécialiste des questions monétaires, observait dans les 1970 à 2000 une relative stabilité de la masse monétaire en France. Patrick Castex dans un hors-série d’Alternatives économiques écrivaient : « Pour réaliser les échanges correspondant à 100 de PIB, il fallait 30 de monnaie dans les années70 et seulement 23 dans les années 90.
On peut retenir à ce stade que les moyens de paiement en Europe peuvent représentent 20 à 50 % du PIB, ce chiffre variant en fonction de plusieurs facteurs, dont le taux d’intérêt (plus il est élevé plus les agents économiques sont attentifs à ne pas laisser d’encaisses non rémunérées et plus le ratio monnaie/PIB est faible, toutes choses égales par ailleurs).
Crédit créateur de monnaie et crédit mutuelSi le crédit bancaire est source de création monétaire (les crédits font les dépôts) il ne faudrait pas en conclure que tout crédit est générateur de création monétaire. Les prêts inter-entreprises et les prêts des organismes financiers non bancaires aux ménages et entreprises ne conduisent pas à une création monétaire. Il y a donc deux catégories de crédit : ceux qui créent de la monnaie et le crédit mutuel (Pierre prête à Paul) qui n’en crée pas. |
Les inconvénients de la monnaie d’endettement et les avantages de la monnaie libre.
La monnaie d’endettement a trois inconvénients majeurs:
- elle ne peut être créée qu’en contrepartie d’un endettement supplémentaire d’au moins un agent économique public ou privé.
- sa création coûte des intérêts à celui qui l’utilise.
- son émission est fonction de la conjoncture économique et a un effet amplificateur et non régulateur des cycles. Quand l’économie est déprimée les agents économiques ne veulent ou ne peuvent pas s’endetter et les banquiers prêtent difficilement. Du coup la monnaie n’est pas créée et peut venir à manquer. A l’inverse quand l’économie est en surchauffe la monnaie peut être émise en excès et créer des tensions inflationnistes. Les autorités sont alors amenées à recourir à des actions sur les taux d’intérêt qui, elles, peuvent déclencher des processus récessionistes.
Sur les deux premiers points, nous pouvons citer notre dernier ouvrage Financer la transition énergétique :
« Dès lors, se privant définitivement du pouvoir régalien de battre monnaie et le transférant aux banques privées, l’Etat se voit obligé d’emprunter aux conditions de marché pour financer l’intégralité de sa dette. Aujourd’hui, les charges financières de la dette constituent le deuxième poste budgétaire (43 Milliards d’euros en 2014 pour des dépenses publiques de 1227 milliards), dans une période de taux d’intérêt particulièrement bas, de 2,1% en moyenne pour une dette publique de l’ordre de 2100 milliards. »
Or il est facile de se rendre compte que le service de la dette total ce sont les intérêts et le principal. La charge en cash flow était en 2014 de 135 milliards d’euros de principal et 43 milliards d’intérêts soit un total de 178 milliards : dans une économie en croissance il faut toutes choses égales par ailleurs faire croître la masse monétaire. Si l’Etat ne pouvant, pour des raisons doctrinales, disposer de cette création monétaire, le bénéfice en reviendra au secteur bancaire… Très concrètement le dispositif pleinement mis en place depuis les années 80 a obligé l’Etat à recourir aux marchés financiers (en pratique les banques et les investisseurs institutionnels) pour financer sa dette. Or le quantitative easing mis en place par la BCE ultérieurement a permis aux banques de se refinancer à taux quasi-nul. Dès lors ce sont les banques les principales bénéficiaires de l’opération puisqu’elles peuvent prêter aux Etats à un taux largement supérieur au coût de leurs ressources (qui sont pour partie gratuites, issues de la création monétaire, et pour partie quasi-gratuites, issue des avances de la Banque Centrale).
On comprend le caractère vertigineux des conséquences de ce choix quand on se souvient en outre que les intérêts de la dette viennent alourdir la dette elle-même (dès lors que le solde budgétaire primaire, c’est-à-dire avant paiement des charges d’intérêt est nul ou négatif). La dette publique s’envole, en étant in fine essentiellement composée des intérêts cumulés que la puissance publique a à payer, comme le montre ce graphique[7]. En termes simples, le droit (qui ne peut être que régalien) de créer gratuitement de l’argent a été remplacé par le devoir de s’endetter en payant évidemment les intérêts de la dite dette. »
Comme le disent les auteurs « si l’Etat français s’était endetté à taux nul notre dette publique brute, aujourd’hui, eût été de 28,5% du PIB en 2011 (au lieu de 86%) toute chose égale par ailleurs. »
La monnaie libre a, symétriquement, trois avantages :
- sa création ne génère pas d’endettement
- elle est gratuite
- elle peut être émise pour relancer l’activité si nécessaire lorsque l’économie est en récession. Une stricte procédure de contrôle est à mettre en place pour éviter les surchauffes.
- elle peut se substituer progressivement à la monnaie d’endettement et conduire au désendettement de l’économie.
Comment faire aujourd’hui ?
Techniquement on peut imaginer de nombreuses modalités d’injection de monnaie libre dans l’économie.
- le rachat par la Banque Centrale d’obligations de banques publiques. Si celle-ci ne demande pas le remboursement, il s’agit d’un crédit non remboursable.
- l’émission de bons du Trésor « spéciaux », sans intérêt ni échéance, rachetables par la Banque Centrale.
- la création d’un fonds spécial alimenté par la Banque Centrale. Ce fonds pourrait servir de garantie à des financements de la transition écologique.
- la dotation directe aux citoyens de monnaie émise par la Banque Centrale
- Etc.
Compte-tenu des enjeux de la transition énergétique et écologique et des besoins considérables en investissements, qui seront source d’activités pour les entreprises et de créations d’emploi, il me semble souhaitable de privilégier la voie du financement monétaire de ces investissements (par le rachat d’obligations finançant ces investissements par exemple).
On objectera que, d’une manière ou d’une autre, ces avances non remboursables sont assimilables à des dons et se traduiront par une perte dans le bilan de la Banque Centrale. Comme le dit Michel Crinetz :
« Les banques centrales comptabiliseront l’argent donné en pertes. Leurs fonds propres deviendront négatifs. Elles ne seront pas en faillite pour autant[8]. Le bilan d’une banque centrale n’est qu’une fiction comptable : ses seules « dettes [9]» réellement exigibles sont celles en devises. La monnaie centrale publique est la seule monnaie libre de dettes. C’est parce que c’est une dette publique de la nation envers elle-même, pas une dette privée envers des organismes privés. »
Les fonds propres de l’eurosystème s’élevaient fin 2015 à 97 Mds soit un pourcentage très faible de 3% du total du bilan de 2781 Mds d’euros. Qu’ils soient négatifs ne changerait rien à la situation.
Et l’inflation ? Et la valeur de l’Euro ? Et le risque d’attaque spéculative contre les dettes souveraines des pays de l’Euro ?
La situation de la zone Euro étant caractérisée par une inflation insuffisante, la question ne se pose que dans le bon sens : si injecter de la monnaie libre était inflationniste ce serait tout bénéfice, dans une limite à définir bien sûr. Cela aurait entre autres intérêts de réduire le poids économique de la dette des agents économiques, ce qui est éminemment souhaitable aujourd’hui. Cela n’a cependant rien de mécanique. Dans une situation de sous-emploi des capacités de production et de chômage massif, injecter de la monnaie ne fait pas nécessairement monter les prix, sauf éventuellement dans des secteurs à goulet d’étranglement. Par ailleurs il ne s’agit pas nécessairement de rajouter de la monnaie à la monnaie en circulation : l’injection de monnaie libre peut conduire au désendettement des agents, à quantité de monnaie constante.
Quant à l’effet d’une injection de monnaie libre sur la valeur de l’Euro, d’une part si elle peut conduire à la dépréciation de l’Euro ce ne serait que tout bénéfice pour la zone. Mais cela n’a à nouveau rien d’évident. Dans l’hypothèse où les fonds injectés le sont pour investir dans la transition énergétique et écologique, les importations (en énergie fossile et matériaux) seront progressivement réduites.
L’attaque spéculative contre les dettes souveraines n’est pas à craindre si la mesure est européenne et bénéficie aux Etats européens qui en ont le plus besoin (ceux du sud et la France).
Conclusion
Recourir au levier de la monnaie libre est sans doute une innovation majeure. On ne peut attendre de la BCE qu’elle s’y mette d’elle-même, même si comme le dit Michel Crinetz :
« Si, aux termes de l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’union européenne, « Il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées «banques centrales nationales», d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres », il n’est pas interdit de leur donner de l’argent. Nul besoin, donc, de modifier le traité. Rien non plus ne l’interdit dans les statuts de la banque de France. »
Mais les raisons de douter de l’action de la Banque Centrale sont d’ordre idéologique. Mario Draghi a pris des positions récurrentes de politique économique en faveur de la prise de mesures dites « structurelles », conformément à la doxa néoclassique.
Dès lors c’est à l’opinion publique de s’emparer du sujet et d’exiger ce recours. La campagne pour les présidentielles est évidemment en la matière une bonne occasion.
Alain Grandjean
Notes :
[1] Voir http://economics.yale.edu/people/john-geanakoplos
[2] cf. illusion financière, Les éditions de l’ atelier, 2012
[3] Voir le livre « Récession et relance, chez Economica https://www.amazon.fr/R%C3%A9cession-relance-Tovy-Grjebine/dp/2717806903
[4] https://www.amazon.fr/%C3%89coute-France-gronde-Jean-Marcel-Jeanneney/dp/2869592930
[5] Les billets s’élevaient alors à M dont 903 milliards soit moins de 20%. Fin 2015 ils se montaient à 1083 milliards d’euros.
[6] Voir https://www.banque-france.fr/uploads/tx_bdfgrandesdates/Focus_14_FR_02.pdf
[7] La dette publique française justifie-t-elle l’austérité budgétaire ? Rossi Abi-Rafeh Gaël Giraud Florent McIsaac, Paris, 23 décembre 2012 voir http://www.gaelgiraud.net/wp-content/uploads/2013/11/dette_publique-4.pdf
[8] Déjà les banques centrales d’Israël et du Chili sont en fonds propres négatifs, et ne s’en portent pas plus mal : personne n’y trouve à redire.
[9] C’est le problème de l’équilibre de la balance des paiements du pays. Le surcroît d’importations dû au surcroît de pouvoir d’achat sera-t-il compensé par le surcroît d’exportations dû aux gains de compétitivité consécutifs à la dévaluation de notre devise ? C’est à surveiller. Un déséquilibre trop fort pourrait entraîner une dévaluation excessive de la monnaie, qui nécessiterait d’arrêter d’en créer ; en attendant que nos citoyens se donnent les moyens de fabriquer eux-mêmes les biens et services dont ils ont besoin, au lieu de les importer.
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