Le dogme économique, au cœur du désaveu européen

Au sortir de la Seconde guerre mondiale, l’Europe est née d’une promesse « plus jamais ça ! », de l’ambition d’une paix durable. Pour ce faire, l’économie de marché et les échanges économiques ont été perçus dès l’origine comme le moyen de rapprocher les peuples en créant des intérêts partagés. Aujourd’hui, l’Europe ne fait plus l’unanimité comme en témoigne les désaffections électorales, le renouveau des nationalismes et de la xénophobie, ainsi que les voix multiples qui, dans la lignée du Brexit, appellent à quitter l’Union… C’est qu’en 60 ans, l’outil au service du rapprochement des peuples a pris le pas sur tout le reste. Concurrence, marché ouvert, compétitivité, libre circulation des capitaux, politique monétaire indépendante… les mots clefs de la théorie économique néolibérale ont été inscrits dans le marbre des Traités, mettant fin aux débats et surtout à l’alternance en matière de politique économique. Depuis plusieurs décennies, il n’y a plus d’alternative ! Pourtant, il existe au sein même des traités des marges de manœuvre qui permettraient d’interpréter différemment les textes et de redonner la prééminence aux vrais objectifs de l’Union : » promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples« . Une voie étroite s’ouvre pour une telle réinterprétation. Il est plus que temps de la saisir.

L’économie au cœur des traités européens

A regarder les objectifs de l’Union européenne et les valeurs dont elle se réclame, la prédominance de l’économie ne saute pas aux yeux. L’objectif premier de l’Union, clairement affirmé au début de l’article 3 du TUE[1], est de « promouvoir la paix, ses valeurs[2] et le bien-être de ses peuples ». Les objectifs et outils économiques (marché intérieur, croissance économique, stabilité des prix et union économique et monétaire) sont certes présents dans cet article, mais aux côtés de nombreux objectifs sociaux (espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontière intérieure, plein emploi et progrès social, solidarité géographique et intergénérationnelle, lutte contre l’exclusion sociale et les discriminations etc.) ainsi que d’« un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. ».

En se penchant sur le contenu des traités, on s’aperçoit cependant très vite de la prépondérance des objectifs et instruments économiques que ce soit en termes de place occupée au sein des traités[3] ou de niveau des détails sur la mise en œuvre. Alors que pour l’environnement ou la politique sociale par exemple, on trouve essentiellement dans les traités des dispositions générales[4], les articles traitant de la concurrence, du marché commun ou encore de la discipline budgétaire des Etats entrent dans un luxe de détails, très surprenant à ce niveau juridique (voir encadré). En effet, les traités européens sont tout en haut de la hiérarchie des normes européennes. Ils constituent le droit « primaire » : tous les actes législatifs adoptés par les institutions européennes le sont nécessairement en application des traités. Est-ce vraiment à ce niveau qu’on doit trouver le détail de mise en œuvre de telle procédure de surveillance ou de telle sanction à appliquer en cas de manquement à une règle ?

Libre concurrence et discipline budgétaire publique, un niveau de détail perturbant

Les articles relatifs à la concurrence et à la stricte limitation des aides d’Etat[6] sont extrêmement détaillés témoignant d’une volonté d’envisager un maximum de cas de figure. La procédure à suivre en cas d’infraction est explicitée. Le principe de non distorsion de la concurrence est rappelé tout au long du traité dès qu’une autre disposition pourrait laisser des marges de manœuvre en la matière. C’est par exemple le cas pour la sécurité militaire, pourtant un sujet tendu, s’il en est en Europe[7].

L’article 126 du TFUE relatif à la surveillance de la discipline budgétaire des Etats membres est lui aussi extrêmement détaillé et précis. Il explicite les critères à respecter (dette et déficit)[8], les étapes de la procédure à suivre en cas de manquement des Etats et va même jusqu’à indiquer les sanctions auxquels ils s’exposent. Discipline budgétaire et concurrence sont d’ailleurs les seuls domaines pour lesquels le fait que les Etats s’exposent à des sanctions est inscrit dans les traités.

Si l’environnement avait été développé avec une telle précision, on aurait prévu dès les traités les critères à respecter, les mesures à prendre ainsi que les procédures et les sanctions pour les Etats y dérogeant. Cela aurait-il été un bienfait ? Quid si les critères sont trop exigeants ? Quid s’ils ne le sont pas assez ? Quid s’ils sont mal choisis ou que de nouveaux risques globaux apparaissent ? On le voit, il est dangereux de figer des mesures et critères dans le marbre de textes fondateurs très difficiles à faire évoluer.

L’institutionnalisation des choix de politique économique néolibéraux.

Plus grave encore, ce n’est pas seulement l’économie qui prime sur les objectifs écologiques ou sociaux, c’est surtout une théorie économique bien particulière, celle qui s’est imposée un peu partout dans les pays occidentaux à partir des années 70 : le néolibéralisme. Ses mesures de politique économique ont été inscrites dans le marbre des traités engageant l’Union européenne dans deux directions.

  • Le marché commun au centre du dispositif.

« Les États membres et l’Union agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources ». Cette phrase inscrite à l’article 120 du TFUE retranscrit de façon frappante le credo néolibéral de l’efficience des marchés quand ils sont libérés de toute entrave. Et pour cause le marché occupe une place centrale dans les traités européens. Il est ainsi écrit dans l’article 3 consacré aux objectifs de l’UE « L’Union établit un marché intérieur », faisant presque oublier que le marché ne peut qu’être un moyen et non but en soi. Ce marché est fondé sur deux principes fondamentaux : la concurrence, et la libre circulation des marchandises, des personnes[5], des services et des capitaux qui font l’objet de longs développements dans les traités.

  • Les Etats membres dépossédés des outils de politique économique.

L’outil monétaire (au double sens de taux de change, et de la création monétaire) est confié à la BCE, indépendante des Etats. L’outil budgétaire est très strictement encadré, que ce soit par les règles limitant l’usage du déficit public, par celles limitant les aides d’Etat à l’économie ou par l’affaiblissement de l’outil fiscal (voir ci-après). Les leviers économiques ont ainsi été ôtés des gouvernements, soit pour être laissés aux mains des « indépendantes » soit pour laisser faire le marché.

Parmi les compétences exclusives de l’Union européenne, où seule l’Union peut légiférer, on trouve celles qui sont essentielles à la mise en œuvre du marché ouvert : union douanière, politique monétaire, politique commerciale commune. Inversement, toute disposition concernant la fiscalité ou les droits sociaux, domaines où une convergence européenne pourrait entraver le fonctionnement libre des marchés, nécessite l’unanimité. Cela induit la paralysie mais aussi et surtout la concurrence fiscale et sociale généralisée puisque les capitaux sont libres d’aller se loger là où c’est le plus rentable.

L’alternance impossible, au cœur de l’accusation du déni de démocratie.

Surveillance et dénonciation des dettes et déficits publics, libéralisation des mouvements de capitaux, politique monétaire « indépendante », concurrence libre …  nombreux sont les pays occidentaux qui ont adopté ce type de mesures économiques depuis les années 80. Par contre, l’Union européenne est la seule à les avoir inscrits dans le marbre des traités, rendant ainsi particulièrement difficile le fait de revenir en arrière.

Or, les choix de politiques économiques relèvent normalement de la délibération et donc de l’alternance politique. En Europe, ce n’est plus possible : quel que soit le parti au pouvoir, il n’aura que très peu de marge de manœuvre en matière de politique économique. C’est vrai pour l’Europe en général mais aussi pour chacun des pays car les règles européennes s’imposent aux Etats membres. Quoiqu’on pense de la libre circulation des capitaux, de la concurrence, du rôle de l’Etat dans l’économie, il s’agit de mesures de politiques économiques traduisant une vision, un projet de société qui en démocratie devraient être soumis aux urnes.

Pour de nombreux analystes tels Dieter Grimm, ancien membre de la Cour constitutionnelle allemande, cette impossible alternance, cette confiscation des options de politique économique, constitue l’une des raisons majeures de l’accusation de déni démocratique régulièrement avancée contre l’Union.

Ceci est renforcé par le fait que l’interprétation et l’application des traités ont été confiés à des institutions « indépendantes » (BCE, Commission européenne, CJCE) non élues et n’ayant pas de compte à rendre devant les peuples européens.

Exit ou soumission : une troisième voie est possible

Alors, à la veille des élections au Parlement européen faut-il être pour ou contre l’Europe ? L’équation se résume t’elle à l’exit ou à la soumission à une Europe néolibérale parce que les traités sont impossibles à modifier ? Il existe une troisième voie qui, bien qu’étroite, doit être tentée. Celle qui consiste à exploiter les marges de manœuvre existant dans les traités pour subordonner de nouveau les instruments de politiques économiques aux valeurs et aux véritables objectifs de l’Union européenne, la paix et le bien être de ses peuples.

C’est tout le sens de nos travaux visant à permettre aux Etats européens d’investir malgré les règles budgétaires restrictives inscrites dans les traités (voir notre dossier sur l’investissement vert, ou mieux achetez notre livre « Agir sans attendre »). C’est également la voie que suit l’ONG Positive Money Europe en affirmant que la BCE dispose déjà des bases légales pour mener des politiques monétaires vertes.

Dans un climat ou la doxa néolibérale perd du terrain notamment sur le front de la dette publique, de tensions sociales croissantes, de prise de conscience de plus en plus massive et partagée de l’importance d’agir sur le front écologique, des femmes et des hommes politiques courageux auraient une voie, étroite certes, mais bien réelle pour virer de bord sans poser comme préalable une refonte des traités. A terme, il sera évidemment nécessaire de les « dépoussiérer » en supprimant toutes les options de politiques économiques qui n’ont rien à y faire.

Les traités de l’Union européenne

Au fil de l’histoire, l’Union européenne (UE) s’est construite par la signature entre les Etats membres d’une série de traités[9] qui ont abouti aux deux traités dits « fondateurs ».

Ceux- ci contiennent l’ensemble des règles définissant la répartition des compétences entre l’Union et les États membres, le pouvoir des institutions européennes, ainsi que le champ des politiques et l’action de ces institutions.

– Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), organise le fonctionnement de l’Union, détermine les grandes politiques et domaines d’action ainsi que la délimitation et les modalités d’exercice de ses compétences.

Il a été établi dans sa première version lors de la signature du traité de Rome de 1957. D’abord appelé traité instituant la Communauté économique européenne, il a été modifié par le traité de Maastricht en 1992 et renommé traité instituant la Communauté européenne puis de nouveau profondément remanié par le traité de Lisbonne en 2007 pour atteindre sa dénomination et son contenu actuels.

– Le Traité de l’Union européenne (TUE) définit les valeurs, les grands objectifs et les principes démocratiques de l’UE ainsi que la liste et le rôle des institutions et la politique extérieure.

Il a été établi dans sa première version par le traité de Maastricht en 1992. Il a ensuite été modifié par les traités d’Amsterdam, de Nice et de Lisbonne.

Le droit primaire de l’Union européenne comprend les traités européens, les actes assimilés (protocole et conventions annexés aux traités), les traités d’adhésion des Etats membres et la Charte des droits fondamentaux de l’UE (adoptée en 2007). Il est dit primaire parce qu’il prime sur toutes les autres sources de droit : tous les actes législatifs adoptés par les institutions européennes le sont nécessairement en application des traités ; de même, les accords externes entre l’UE et les pays tiers, les accords entre Etats membres et ceux conclus par l’un d’eux avec des pays tiers doivent être conformes aux traités.

 

Marion Cohen

Deux articles pour aller plus loin : Sur ce blog « Le tout marché au coeur du triple échec européen » et « Il est encore possible de réanimer l’Union européenne » (tribune collective parue sur Le Monde en septembre 2018).

Notes

[1] TUE = traités sur l’Union européenne. Pour mieux comprendre les deux traités fondateurs européens voir encadré en fin d’article.
[2] L’article 2 du TUE détaille les valeurs de l’UE « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. » Ces valeurs sont également rappelées dans le Préambule de la Charte des droits fondamentaux
[3] C’est dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qu’on peut constater la prédominance de l’économie. Elle est patente dès le sommaire : la troisième partie du TFUE est consacrée aux politiques internes de l’UE. On y trouve pèle mêle santé, environnement, emploi, transport, énergie coopération administrative etc. Les domaines proprement économiques (marché intérieur, libre circulation, concurrence, politique économique et monétaire) occupent déjà le plus de place et sont le plus détaillés.
[4] Les dispositions relatives à l’environnement par exemple (articles 191 à 193 du TFUE) fixent les grands objectifs (préservation et amélioration de la qualité de l’environnement, de la santé des personnes, utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles), les grands principes (principe de précaution, principe pollueur payeur etc.), les éléments à prendre en compte dans l’élaboration des politiques (données scientifique, diversité régionales au niveau environnemental ou économique etc.) et enfin le type de procédure qui s’applique pour élaborer la législation secondaire (procédure législative ordinaire dans la majeure partie des cas ; règle de l’unanimité pour les dispositions de natures fiscales, les mesures affectant l’aménagement du territoire, la gestion de la ressource hydraulique, l’affectation des sols ainsi que l’approvisionnement énergétique).
[5] Si la libre circulation des personnes est affichée dans l’article 3 du TUE et l’article 26 du TFUE, c’est la libre circulation des travailleurs ainsi que le droit d’établissement (créer une entreprise ou exercer une activité non salariée) n’importe où en Europe qui sont détaillés dans les traités article 45 à 55 du TFUE).
[6] Articles 101 à 110 du TFUE.
[7] Article 346 du TFUE : « tout État membre peut prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre; ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché intérieur en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquement militaires. »
[8] Les valeurs à respecter (les 60% de dette et 3% de déficit /pib) sont quant à elles inscrite dans le protocole n°12 annexé au traité et ayant la même valeur juridique.
[9] Traité de Paris, de Rome, l’Acte unique européen, de Maastricht, d’Amsterdam, de Nice et de Lisbonne

3 réponses à “Le dogme économique, au cœur du désaveu européen”

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