Pourquoi les politiques d’austérité en œuvre en Europe semblent quand même en partie acceptées par l’opinion ? Deux arguments liés l’un à l’autre font mouche en général :
- un Etat ne peut pas durablement dépenser plus qu’il ne gagne ; nous ne pouvons pas « vivre au-dessus de nos moyens »
- il va bien falloir payer maintenant pour les excès passés et « purger nos montagnes de dettes »
Ce « bon sens » apparent est difficile à contrer frontalement, même si les conséquences prévisibles des politiques fondées sur un tel raisonnement sont dévastatrices au plan économique, social et bien sûr écologiques parce que l’environnement attendra ! En effet le même « bon sens » nous fait dire aussi : « Etes-vous si sûr de ce qui se passera au plan économique? Le redressement des comptes publics améliorera notre compétitivité. Donc votre prévision catastrophique n’est pas prouvée. Et de toutes façons c’est un mauvais moment à passer mais…il faut bien payer. »
Un petit détour par ce qui se passe en ce moment dans le domaine des énergies renouvelables pourrait nous aider à ouvrir les yeux. Une centaine de députés conservateurs anglais viennent de publier une lettre ouverte contre l’éolien[1]. Leur argument central ? En pleine cure d’austérité, dépenser de l’argent pour les énergies propres est, selon eux, un gaspillage financier.
Oublions le débat sur l’éolien, car l’argument avancé peut s’appliquer à l’ensemble des dispositifs visant à la transition vers une économie sobre en ressources et bas-carbone. Et concentrons-nous sur la phrase ubuesque prononcée par ces députés. Ubuesque mais pourtant largement partagée. Le propre, l’écologique (dit autrement l’économe en ressources naturelles) coûtent cher. En période de rigueur, il faut donc se résigner au sale et se contraindre à ne pas économiser nos ressources naturelles ? Pour aller mieux au plan économique, il faudrait dilapider notre patrimoine ? Le préserver serait un luxe de riche ?
Le paysan du Danube savait que sa survie dépendait entièrement de la nature ; il ne faisait dépendre les progrès de sa condition que de son travail et de son ingéniosité. Il savait ou a minima sentait en quoi il dépendait de la météo, du bon état des sols, du comportement des « nuisibles », petits ou gros…
Nous avons perdu ce vrai bon sens pour le remplacer par un « bon sens » inverse qui nous dit qu’il faut détruire la nature (gaspiller nos ressources) au nom de la saine gestion (ne pas gaspiller l’argent). Le diagnostic me semble clair : nous sommes en plein délire.
A quoi est-ce dû ? A mon avis, à ce qui pourrait apparaître comme une subtilité sémantique : l’usage inapproprié du mot coût dont on ne sait ce qu’il veut dire tant qu’on ne précise pas « coût pour qui ? ». Au moment où la bataille fait rage sur les coûts de l’énergie, sur ceux de la sortie du nucléaire, cela vaut le… coup d’y voir clair.
Un coût microéconomique n’est pas forcément un coût macro ou socioéconomique.
Du point de vue d’une collectivité (une nation par exemple) un coût c’est une ponction sur les ressources de la dite collectivité.
Prenons l’exemple de la construction et de l’installation d’une éolienne en mer. Que coûte-t-elle à la collectivité française ?
Des ressources matérielles et des «services écologiques ». Sa construction consomme de l’acier, des composants électroniques, du cuivre, divers matériaux et consommables… du gazole pour faire tourner les bateaux et engins de chantier; elle use un peu les dits engins. Elle a sans doute des effets de perturbation dans les écosytèmes marins concernés. Elle a également un impact paysager.
Des ressources humaines ensuite. Notre construction d’éolienne « consomme » aussi de la main d’œuvre française. Mais est-ce aussi un coût pour la collectivité ? Oui si l’économie est en plein emploi. Un travailleur a alors, du point de vue de la collectivité, d’autres emplois possibles. Qu’en est-il avec 2 millions de chômeurs et 5 millions de personnes en sous-emploi ? Dans tous les cas la collectivité « supporte » ses personnes. Autant donc qu’elle les paie à travailler plutôt qu’à ne rien faire.
Des ressources en devises enfin. La construction de notre éolienne consomme du pétrole qu’il faut acheter à l’étranger et dont on paie la facture avec des devises qu’il faut bien se procurer en exportant l’équivalent monétaire. Pour les autres achats, tout dépend du degré d’intégration de la filière en France.
En résumé, le coût pour la collectivité n’est pas le coût pour l’opérateur qui la réalise et n’est pas une pure addition de dépenses faites pour réaliser le projet (4 millions d’euros par MW ?). Le coût c’est la ponction en ressources physiques et naturelles non renouvelables, en ressources humaines et en devises. Il est donc faux ou a minima très imprécis de dire que « ce MW a coûté 4 million d’euros ».
Ce que cette éolienne (dans sa construction et son exploitation) rapporte à la collectivité c’est bien sûr le symétrique : au plan matériel de l’énergie (qui se substitue, toutes choses égales par ailleurs, à une autre source d’énergie) ; au plan humain, du travail (c’est un bénéfice en ce moment pour la collectivité) et des devises (en évitant, si c’est bien le cas, des importations). Dans la pratique l’estimation précise de ces coûts – et avantages – réels n’est pas facile. J’y reviendrai.
Retour aux dépenses publiques
Ce détour nous aide-t-il dans la controverse sur la politique de rigueur ? Oui en nous conduisant à séparer les problèmes :
1) Il est exact qu’une Nation ne peut vivre durablement au-dessus de ses moyens. Mais ses moyens ce ne sont pas les prélèvements obligatoires. Ses moyens ce sont ses ressources (matérielles, y compris énergétiques, humaines) et sa capacité à acheter hors de ses frontières.
Or l’Etat est le garant de l’intérêt général et a la responsabilité de gérer les ressources de la Nation « en bon père de famille ». Ses critères d’une bonne gestion doivent donc être macroéconomiques et non microéconomiques. En particulier, il doit lui appartenir si nécessaire d’investir ou d’orienter les investissements privés pour économiser ses ressources rares et valoriser les ressources qui lui permettent de développer sa capacité d’achat hors de ses frontières (pour acheter hors de ses frontières il faut exporter des biens et services utiles à nos clients) pour les ressources dont il n’est pas richement doté.
Ces investissements concernent quatre domaines clefs : le patrimoine naturel et physiques, les infrastructures y compris urbaines et immobilières visant à économiser l’énergie et les ressources rares[2] importée, l’éducation et la formation, la recherche.
Une vision étroitement comptable du rôle de l’Etat pourrait donc le conduire à faire des choix stupides au plan collectif. C’est bien ce qui est arrivé, comme l’a montré Jared Diamond, à des civilisations entières qui n’ont pas su préserver le patrimoine naturel dont elles dépendaient. Qu’on pense à la salinisation des sols due aux réseaux d’irrigation de la civilisation mésopotamienne.
2) L’équilibre des dépenses et des recettes d’un Etat est un autre problème. L’Etat en tant qu’agent économique doit effectivement financer ses dépenses par des ressources monétaires. J’y reviendrai aussi car c’est sur ce plan que la question de la planche à billets se pose. Et que se pose la soi-disant rareté des fonds publics.
Revenons à l’essentiel : nous tombons dans le délire d’inversion quand nous appliquons des critères et des raisonnements microéconomiques à des enjeux macroéconomiques. C’est alors que nous justifions la destruction de nos richesses au motif que ce serait un moyen de cesser de s’appauvrir ! Tout comme le mot coût, le mot richesse est une source de confusion permanente. La richesse d’un citoyen est-ce son patrimoine (un stock) ou son revenu (un flux) ? Première confusion. Deuxième confusion encore plus grave : la richesse d’une collectivité c’est son patrimoine (naturel, culturel, industriel, humain) ou son PIB ? La réponse est évidente. Peut-on et doit-on appauvrir une nation (au sens réel de son patrimoine) pour l’enrichir (au sens conventionnel de son PIB)?
Bref il est plus temps que reprendre à la base nos raisonnements économiques.
Alain Grandjean
Voir aussi les posts :
Comment éviter que le Dogme engendre une tragédie européenne ?
[1] Voir l’article d’Éric Albert, Trou d’air dans l’éolien britannique, Le Monde, 29 février 2012
[2] Les pics de production de l’or et de l’argent sont passés. Les tensions sur les matières premières minérales ou agricoles ne sont pas la résultante de la seule spéculation, mais aussi de limitation absolue des stocks (notre planète a le défaut d’être finie) et de limites économiques aux capacités de production annuelle (les flux).
7 réponses à “Nos raisonnements économiques sont aberrants : sommes-nous victimes d’un délire d’inversion ?”
Bonjour,
Je voulais simplement vous remercier pour vos billets toujours très intéressants à lire.
Il est dommage que l’on ne vous voit pas plus souvent à la télévision.(je ne vous ai vu qu’une fois dans « C dans l’air »)
Bien cordialement,
PS:J’ai lu le livre « Effondrement » de Jared Diamond dont vous parlez, et je le conseille fortement aux lecteurs de votre site internet.
Merci de vos encouragements. Bien cordialement. AG
Mais pourquoi ne pas reconnaître que l’économie telle que comprise aujourd’hui d’une part, et le côté « durable » ou « soutenable » d’autre part, sont des objectifs intrinsèquement contradictoires ?
Ou que le côté durable ne peut tout au plus être considéré que comme des contraintes appliquées à l’ »économie » ?
Certes après on peut comparer des solutions techniques, et aussi réduire les durées nécessaires pour qu’une dépense (et travail) d’investissement amène des bénéfices en opex, en particulier dans la réduction des couts opex énergétique à « fonction » équivalente.
Mais rien de très sexy ou nouveau là dedans.
D’autre part n’est-t-il pas urgent de se rappeler qu’entre taxes au volume sur les matières premières (carburants fossiles en particulier), et subventions sur les « alternatives », les taxes ont un avantage majeur : On n’a pas besoin de dire « ceci est bien », « ceci est une bonne solution », avant de les mettre en place ?
Or il est très facile de se planter dans ce boulot d’ »étiquetage de bonnes solutions », l’éthanol de Maïs aux USs serait ici l’exemple typique.
L’avantage premier des taxes est d’être « solutions agnostic », mais en les favorisant dans tous les cas, et cela aussi bien du côté efficacité et conservations, que du côté « solutions alternatives ».
Sans oublier que si les taxes impactent plus les pauvres que les riches, les subventions profitent aussi souvent plus aux riches qu’aux pauvres, une famille habitant en hlm ne mettra sans doute pas de PV sur son toit, ni n’achètera une nouvelle voiture électrique.
Il faut faire maigrir les bagnoles ou pas de bagnoles et arrêter avec l’étalement urbain, surtout, et pas avec des tours :
http://iiscn.wordpress.com/2011/05/15/densite-etages-lumiere/
Mais tout cela ne résout en rien le fait de savoir comment l’économie peut fonctionner sans croissance, hélas !
Bonjour,
Je trouve votre article génial.
Bonne continuation.
jp-42
Bonjour,
Vous avez bien raison de proposer une réflexion sur le concept de coût. Il y a beaucoup de confusion sur ce mot, de même que sur celui de richesse. Le fond du problème est la non distinction que nous opérons entre les notions de stocks et de flux.
A titre individulel, et sur ce point comme à titre collectif, est-on riche quand on a un patrimoine élevé ou un haut niveau de revenus ?
Pour la Terre dans son ensemble, jamais le distinguo n’a été aussi flagrant. Les flux, ne cessent d’augmenter (et tout le monde politique vante et souhaite la poursuite de cette expansion), tandis que les stocks ne cessent de diminuer.
Sommes-nous de plus en plus riches ou de plus en plus pauvres ? Il n’y a pas de réponse qui ne passe d’abord par la définition dans ce que l’on entend par richesse.
Un façon de voir ou d’unifier les choses serait peut-être d’envisager l’avenir.
Nous serions riches, tous concepts confondus si l’avenir s’annoncait meilleur que le présent et nous serions pauvres dans le cas contraire. C’est une définition basée sur une appréciation, sur un pari, bien sûr, mais elle a l’avantage de passer outre la confusions flux/stocks que je dénonçais (l’effondrement des stocks, finissant toujours d’ailleurs par conduire à un effondrement des flux matériels).
Dans l’état actuel du monde, et après avoir lu votre livre » C’est maintenant » mais aussi ceux d’autres auteurs et notamment l’excellent et récent ouvrage d’Hugues Stoeckel : « La faim du monde », pour ma part je tends à considérer que l’humanité s’appauvrit.
Selon moi une des voies pour limiter cet appauvrissement consisterait à tout faire pour engager nos sociétés vers une certaine « modestie démographique » (par la baisse de la fécondité seulement, j’entends) , tant me semble-t-il des effectifs trop importants conduiront inéluctablement les hommes à se heurter aux limites physiques de la planète et de manière incontournable à occuper les espaces dévolus au reste du vivant. Ce point est pratiquement indépendant de la forme de notre organisation sociale et presque autant de nos choix économiques.
Bien sincèrement
Depuis quand l’endettement public, surtout aux niveaux qu’on connait maintenant et depuis si longtemps, doit-il etre considere comme un fait microeconomique ? On comprend mal l’argument. Et on admet difficilement d’autre part l’espece de « mepris » du micro que l’argument semble sous-entendre.
@alain.langlois
bonsoir
c’est en effet difficile à saisir; l’idée c’est que la macroéconomie se situe au niveau de l’interaction de l’ensemble des agents économiques. Les dettes des uns étant les créances des autres, au niveau macroéconomique l’endettement intérieur collectif est nul. C’est un peu différent quand on parle de l’endettement extérieur qui est le solde des dettes et créances sur l’étranger et qui peut être positif ou négatif. Le fait que l’endettement public ne soit pas un fait macroéconomique peut aussi se comprendre quand on regarde tranquillement l’évolution des dettes des agents économiques. On s’aperçoit par exemple qu’en Europe les dettes privées croissent fortement et notamment que les dettes des acteurs financiers non bancaires croissent de manière très importante….l’accent mis sur les dettes publiques est évidemment un choix idéologique.
bien à vous
AG