Le débat sur la transition énergétique est hanté par les hydrocarbures non-conventionnels (les gaz et huiles de schiste principalement). Ils seraient à la fois à l’origine d’une révolution énergétique et changeraient la donne climatique. A titre d’exemple, les émissions de CO2 américaines auraient baisser suite à leur exploitation (conduisant à une baisse de la consommation de charbon).
Une note récente du quai d’Orsay s’appuie sur cette « révolution » pour reléguer au rang de millénariste les tenants du peak oil[1]. Il y est dit également :
« Les politiques climatiques devront désormais être justifiées par leur mérite propre, sans le secours d’invocation de menaces tenant plus du millénarisme énergétique que d’une prospective raisonnée ».
Ce propos (l’adverbe désormais indiquant une novation) est très curieux car les hydrocarbures non conventionnels, en tant que tels, ne changent rien à la question climatique. Nous avons déjà insisté ici sur le fait que le climat ne sera pas sauvé par la pénurie des énergies fossiles. Voir http://alaingrandjean.fr/2010/07/02/le-climat-sauve-par-la-penurie-des-energies-fossiles/.
Reprenons la démonstration. En référence à plusieurs sources scientifiques récentes[2], satisfaire à l’objectif des « 2°C » nous oblige à ne pas émettre plus de 600 à 1 200 GtCO2 d’ici 2050, ces chiffres ne concernant que la combustion des énergies fossiles. Conservons l’ordre de grandeur de 1000 GtCO2, en se rappelant que l’humanité a émis du seul fait de la combustion des énergies fossiles un peu plus de 30 GTCO en 2010 et que ses émissions sont toujours croissantes. Peut-elle jouer à ce jeu longtemps ? En réserves prouvées[3] restantes de pétrole, gaz et charbon, nous avons dans le monde un potentiel d’émissions de l’ordre de 2 900 GtCO2 sous les pieds, dont plus de 1 000 GtCO2 en « se contentant » seulement du pétrole et du gaz. Ces chiffres font en outre abstraction des réserves non prouvées, au rang desquels les pétroles et gaz non-conventionnels. Selon l’AIE, les réserves ultimes restantes de pétrole et de gaz, c’est-à-dire prouvées et non prouvées (mais techniquement extractibles), correspondraient à elles seules à des émissions supérieures à 4 000 GtCO2e. Celles de charbon à plus de 30 000 GtCO2e. La figure ci-dessous permet de mieux appréhender les ordres de grandeur en jeu, concernant les émissions « admissibles » (notre « droit à émettre ») et potentielles (à partir des réserves fossiles prouvées) et placent des scénarios d’émission réalisés par l’AIE.
Source : Carbone4[4]
L’exploitation et la consommation des hydrocarbures au niveau mondial doivent donc, dans tous les cas, et quelles que soient les perspectives des non conventionnels, être réduites[5] volontairement pour limiter la dérive climatique. Dit autrement, extraire plus de gaz non conventionnels de terre, c’est, contrairement à ce qu’affirment leurs défenseurs, contribuer à la dérive climatique sauf s’il est décidé de ne plus exploiter, d’autres énergies fossiles – issues de réserves prouvées.
C’est donc bien cette décision qui peut changer le cours des choses en matière climatique et non des découvertes d’énergies fossiles supplémentaires. La condition absolument nécessaire pour que les hydrocarbures non conventionnels contribuent positivement au problème climatique, c’est l’interdiction du recours au charbon, sans séquestration de CO2 . Or c’est le contraire qui se passe. Le charbon (sans séquestration dans l’état actuel des choses) est la source d’energie mondiale la plus en croissance. En Europe on assiste au retour du charbon, parce qu’il trouve moins de débouché aux USA, et surtout parce que l’effondrement du prix du CO2 du marché ETS le rend moins couteux que le gaz.
Plus que jamais donc il faut réaffirmer que la lutte contre le changement climatique passe par une décision de limiter volontairement notre consommation d’énergie fossile. Cette réduction passe par des réglementations drastiques (par exemple la limitation de la quantité de CO2 émise par kWh) et/ou par des dispositifs comme la taxe carbone ou un marché de CO2 qui fonctionne…Et par une réduction de notre consommation d’énergie, indépendamment de sa source.
Ces enjeux sont plus que jamais à remettre sur la table, notamment en Europe à un moment où elle semble entrer en agonie !
A qui le crime profite ?
La lutte contre le changement climatique n’est pas de l’intérêt de tous. Pas de celui de l’industrie fossile (et les pays producteurs, propriétaires des gisements). Bill Mackibben rappelle dans l’article cité, que leurs réserves (qui correspondent aux 2900 GTCO2) valent (selon une estimation de JP Morgan[6]) en ordre de grandeur 30 000 milliards de dollars, si et seulement si … elles sont extraites un jour. Décider d’en garder les 2/3 sous terre c’est leur supprimer 20 000 milliards d’actifs ! Quant à son chiffre d’affaires annuel il est sans doute de l’ordre de 400 milliards de dollars[7]. On comprend que cette industrie ne soit pas pressée de voir ce gateau se réduire…
Mais chacun d’entre nous, en tant que consommateur et utilisateur d’ énergie pour le moindre geste de notre vie courante, n’a pas vraiment intérêt à ce que la fête s’arrête. Du coup, les responsables politiques à qui il appartient de créer les contraintes indispensables ne le font pas, et encore moins en période de crise économique.
Espérons que le débat sur la transition énergétique ne se laisse pas embarquer sur de fausses pistes mais nous aide à ouvrir les yeux. L’horloge climatique ne s’arrête pas parce qu’on ne la regarde pas…
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[1] Voir http://petrole.blog.lemonde.fr/2013/04/30/le-pic-petrolier-non-scientifique-selon-une-note-confidentielle-du-quai-dorsay/
[2]. 600 GtCO2e cumulées environ entre aujourd’hui et 2050, selon Meinhausen et al . Nature 458, 1158–1162 (2009). 1 200 GtCO2e cumulées environ entre aujourd’hui et 2050, selon Allen, M. R. et al. Nature 458, 1163–1166 (2009). 900 GtCO2 cumulées entre aujourd’hui et 2050 Selon l’AIE (World Energy Outlook 2012), Dans un article récent paru dans La Revue Durable, numéro 48, mar-avril 2013, Bill Mackibben retient un chiffre encore plus bas : 565 GTCO2.
[3] Les réserves prouvées représentent la part des ressources dont l’extraction / production est considérée comme certaine à 90%.
[4] Voir http://www.carbone4.com/fr/l_actu_de_carbone_4/climat-p%C3%A9trole-et-gaz-de-schiste%C2%A0-peut-les-marier%C2%A0
[5] Le captage stockage du CO2, qui en est au balbutiement et qui ne pourra se déployer que tardivement ne change rien à cette conclusion.
[6] Qui est assez facile à verifier en ordre de grandeur : les réserves prouvées de pétrole gaz et charbon ont un contenu énergétique de l’ordre de 1000 GTep. A 40 dollars la tep (prix moyen pondéré du mix d’énergie fossile mondial) cela représenterait 40 000 milliards de dollars.
[7] 10 GTep à 40 dollars.
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