L’histoire va–t-elle se répéter et l’Italie vivre la tragédie grecque de l’année 2015, qui a vu un gouvernement démocratiquement élu sur un programme de relance économique être obligé par les institutions européennes à faire l’exact inverse de ce pourquoi il avait été élu ? Ce scénario ne semble pas exclu après le refus de la Commission européenne d’accepter le budget présenté par le gouvernement italien. Nous allons voir comment la Commission européenne (via l’action de la BCE) tente de faire plier le gouvernement italien au nom d’une discipline budgétaire qui ne se justifie pas économiquement. Seulement, l’Italie, poids lourd européen, n’est pas la Grèce ! Le rapport de force ainsi engagé pourrait mener à une crise européenne majeure tant au niveau économique que politique en faisant le lit de l’extrême droite.
Remarque préalable : Ce post sur le bras de fer entourant le budget italien ne traite pas directement de notre proposition visant à sortir les investissements du calcul du déficit public. Des liens existent, cependant, : il prouve s’il en était besoin la nécessité de sortir d’une logique comptable inappropriée qui ne peut que conduire à l’explosion de l’Europe. Notre proposition est simple, rationnelle et ne suppose pas la signature d’un nouveau traité européen. Elle permet la relance du projet européen orienté vers la transition énergétique et écologique, dont l’importance est clairement stratégique, au vu de la dépendance de l’Europe aux énergies carbonées qu’elle importe massivement. Nous verrons dans ce post, que la BCE a évidemment la possibilité de stopper toute attaque spéculative (ce qui est en général le premier argument avancé pour ne rien changer). Cela étant, notre proposition suppose quand même que nos dirigeants acceptent de prendre un peu de recul et sortent de la logique mortifère qui semble aujourd’hui l’emporter.
Le refus du budget italien ne se justifie pas économiquement
L’Italie a élu en mars 2018 un gouvernement de coalition hétéroclite, qui a proposé à la Commission un budget[1] en déficit de 2,4 % du PIB, inférieur à la barre des 3% mais supérieur aux engagements antérieurs, qui visaient à mettre la dette publique italienne dans la voie d’une réduction. La Commission vient de refuser ce budget ; passé un délai de 3 semaines elle s’apprête à proposer au conseil européen de lancer la procédure de déficit excessif[2].
La dette italienne s’élève à 130% du PIB depuis plusieurs années (et elle varie entre 100 et 130% du PIB depuis des décennies. Le taux d’intérêt à long terme a cru récemment, suite à des attaques spéculatives, à plus de 3% (suite à la crise de la dette souveraine européenne qui s’est ouverte en 2009, ce taux a augmenté jusqu’à atteindre 7% en 2012 ; avant cela il se tenait autour de 4% comme les autres taux de la zone euro).
Au plan économique, la situation n’est pas catastrophique, comme le montre une note d’analyse de l’OFCE, qui indique que la mise en place du programme budgétaire prévu par le gouvernement italien qui prévoit une hausse des dépenses publiques, permettrait une décroissance du ratio d’endettement, à condition d’éviter un emballement des taux d’intérêt. « En stabilisant le taux d’intérêt au niveau de fin septembre 2018, la dette publique serait largement soutenable. Elle décroîtrait en 2019, passant de 131,2 % à 130,3 % du PIB. Etant données nos hypothèses, seule une très forte et durable remontée des taux d’intérêt obligataires, supérieure à 5,6 points conduirait à une hausse du ratio d’endettement public. »
Mais les marchés ont pris peur (notamment de la perspective d’une sortie de l’Italie de la zone Euro) et spéculent. Dans ce cas, la BCE a évidemment la possibilité de sortir l’artillerie lourde et de mettre fin à cette spéculation en rachetant massivement les titres de dette publique italienne sur le marché.
La BCE pourrait être amenée à assécher les banques italiennes… ce qui conduirait à la nécessité d’un « plan de sauvetage » européen
Mais elle ne le fait pas, mettant du coup les banques italiennes en difficulté. Voici l’analyse précise (en italique dans la suite), exposée dans une dépêche Reuter/Euractiv, mais dont l’auteur n’est pas mentionné : « Celles-ci -les banques italiennes- détiennent en effet environ 375 milliards d’euros de dette souveraine italienne et les utilisent comme collatéral pour emprunter à la BCE, dont environ 250 milliards d’euros de crédits à long terme.
Si la dette de l’Italie, comme la Grèce, venait à sortir de la « catégorie d’investissement », les obligations utilisées comme collatéral deviendraient inéligibles pour les financements réguliers de la BCE, ainsi que pour son programme d’achat d’actifs destiné à soutenir l’activité dans la zone euro.
Les banques, privées de ce levier, seraient alors obligées de solliciter la liquidité d’urgence (Emergency Liquidity Assistance, ELA), fournie par la Banque d’Italie. Mais l’ELA ne peut être accordée qu’à des banques solvables. Le conseil des gouverneurs de la BCE serait en droit de réclamer la mise en place d’un programme économique en Italie avant de donner son feu vert à l’octroi de sommes importantes, comme cela a été le cas en Grèce. »
Rappelons d’une banque qui ne peut accéder à cette monnaie centrale peut faire faillite instantanément (en ne pouvant rembourser une dette vis-à-vis d’un autre établissement bancaire par exemple), et la faillite des banques italiennes conduiraient à une récession majeure. Le programme économique serait donc présenté comme un plan de sauvetage.
« Si l’Italie demande et obtient un plan de sauvetage, la BCE pourrait alors acheter ses obligations sur le marché via des Opérations monétaires sur titres (OMT, en anglais Outright Monetary Transactions), un outil créé en 2012 par la BCE pour mettre un terme aux spéculations sur un éclatement de la zone euro mais non encore utilisé à ce jour. »
Ce plan serait en fait un programme d’austérité, du style de celui qui a été imposé à la Grèce et dont on connaît à la fois la violence sociale et l’inefficacité par rapport à ses propres objectifs de réduction de la dette publique (voir les 10 graphiques d’Alternatives Economiques montrant les effets d’une décennie de « plans de sauvetage » en Grèce).
Voir également sur le site d’Alternatives Economiques les conséquences sociales (hausse du chômage et des inégalités, émigration massive en particulier des jeunes, effondrement des revenus et donc de la demande intérieure etc.) de 10 ans de politiques d’austérité en Grèce.
Le rejet par la Commission du budget proposé par le gouvernement italien semble montrer qu’elle est prête à jouer le scénario de l’austérité imposée. Scénario qui peut s’accélérer. En effet « les épargnants et créanciers peuvent et vont probablement couper leurs liens avec les banques italiennes dans l’anticipation de la dégradation de la note italienne. La dette souveraine italienne est notée deux crans au-dessus de la catégorie spéculative («junk») par trois des quatre agences de rating reconnues par la BCE, et trois crans au-dessus par la quatrième, DBRS.
Moody’s et S&P Global annonceront à la fin octobre la revue de leurs notes de l’Italie et la plupart des observateurs s’attendent à ce qu’elles soient abaissées d’un cran. »
La tension peut donc monter très rapidement et la crise de liquidité survenir, comme cela a été le cas en 2015 pour la Grèce au moment du référendum. La BCE peut, dans ce cas, mettre à genoux le système bancaire italien (en cessant d’alimenter en cash l’économie, au motif qu’elle n’en a pas le droit) ; l’économie italienne dans son ensemble s’effondrerait rapidement car ses entreprises et ses ménages ne peuvent se passer de cash plus de quelques jours.
Il sera alors dit que le gouvernement italien n’a pas respecté les règles du jeu européennes, qu’il est bien normal que la Commission les fasse respecter, et que c’est la demande très explicite d’une grande majorité des Etats-membres. Or ce gouvernement a été précisément élu sur la base d’une contestation de la politique économique imposée par la Commission et les autorités européennes. Il en résultera donc une crise politique majeure en Italie.
Un pari incroyablement risqué et perdant pour tout le monde.
Manifestement, la Commission croit qu’elle a (via l’action de la BCE) la possibilité d’obliger le gouvernement à céder avant la crise, en affirmant qu’elle le fait pour éviter la crise, que le dispositif européen est précisément en train d’orchestrer.
C’est un pari incroyablement risqué et perdant pour tout le monde. Si certains citoyens européens n’ont pas compris ce qui s’est passé en Grèce et ont considéré que les grecs « méritaient » ce qui leur a été infligé, le cas italien suscitera une bien autre analyse : l’Europe sera prise en flagrant délit de refus de démocratie et il sera assez facile de montrer qu’il n’y avait pas de raisons économiques sérieuses de créer une crise majeure, donc que le but de la commission était bien de renverser un gouvernement élu démocratiquement. C’est évidemment faire le lit de l’extrême droite.
A quelques mois des élections européennes c’est proprement suicidaire. Il ne reste plus qu’à espérer que les dirigeants européens reprennent leurs esprits.
Un dernier point avant de conclure cet article. Certains commentateurs assimilent le refus italien de revenir sur son projet de budget, au « refus de la Pologne et la Hongrie de revenir sur une série de lois allant à l’encontre des normes démocratiques européennes ». C’est là une comparaison malsaine et dangereuse. Les normes démocratiques européennes sont issues de l’histoire et des luttes des peuples européens pour conquérir droits et liberté. A l’inverse, les « règles économiques » qui s’imposent aujourd’hui aux gouvernements européens et limitent leur marge de manoeuvre pour mener des politiques sociales et écologiques ont été élaborées par les « sachants » sans aucune consultation des peuples. Elles ne reposent de plus sur aucune justification économique que ce soit dans leur élaboration (Voir l’article Déficit : comment est née la règle européenne des 3% – Le Figaro – 10/09/16) ou dans l’évaluation de leur conséquence (voir ci-dessus les conséquences pour la Grèce des politiques d’austérité menées au nom de la « bonne gouvernance économique »). Au moment où l’Europe a plus que jamais besoin de retrouver du sens et du souffle n’est il pas profondément irresponsable d’affirmer que nos droits et libertés fondamentaux sont aussi importants que des % de dette et de déficit publics rapportés au PIB (dont on sait par ailleurs que c’est un indicateur problématique).
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